Le tabagisme, actif et/ou passif, durant la grossesse, par sa fréquence et la gravité de ses complications, représente un problème de santé publique majeur et pour les femmes enceintes concernées.
Les effets délétères sont liés à l’augmentation irréfutable des risques suivants : fausse couche précoce, grossesse extra-utérine, thrombose veineuse, placenta prævia, hématome rétroplacentaire, mort fœtale in utero, rupture prématurée des membranes, accouchement prématuré, petit poids de naissance (< 2 500 g), risque de césarienne, paralysie cérébrale, certaines malformations.
La mesure du CO expiré, qui permet d’évaluer objectivement le niveau du tabagisme actif et/ou passif, et le traitement nicotinique substitutif décrits ci-dessous permettent d’améliorer la prise en charge du tabagisme actif et/ou passif durant la grossesse. Toutes les preuves scientifiques démontrent l’importance de la mise en œuvre de cette prise en charge pour éviter l’exposition du fœtus à la fumée de tabac (1).
Les femmes enceintes qui continuent de fumer sont celles ayant la dépendance la plus forte. La dépendance est double, pharmacologique et psychocomportementale. La dépendance pharmacologique, liée aux propriétés psychotropes de la nicotine, est à l’origine du renforcement positif (effet plaisir) et du renforcement négatif (signes de manque en cas d’arrêt d’apport de nicotine).
En cas de tabagisme, il importe de ne pas oublier de rechercher les autres consommations à risques (alcool, cannabis…).
ÉPIDÉMIOLOGIE DU TABAGISME FÉMININ
En 2017, en France, près d’une femme en âge de procréer sur trois et près d’une fille de 17 ans sur quatre (23,8 %) étaient fumeuses. Chez les moins de 17 ans, le tabagisme est devenu plus fréquent chez les filles (26,9 %) que chez les garçons (21,1 %) (2). C’est à l’adolescence que l’initiation au tabagisme comporte le plus de risques (3). Le modèle parental, mère et/ou père fumeur, et/ou les pairs augmentent beaucoup le risque de fumer à l’adolescence (4). Les pourcentages de femmes enceintes fumeuses avant la grossesse (30 %) et au 3e trimestre de la grossesse (16,6 %) observés en France sont parmi les plus élevés d’Europe (5).
Même de faibles niveaux d’exposition à la fumée de tabac augmentent le risque d’effets délétères, en particulier l’accouchement prématuré (6). Si, au troisième trimestre de grossesse, le pourcentage de femmes enceintes fumeuses est quasi stable en 2016 par rapport à celui de 2010 (16,6 % versus 17,9 %), il faut noter des différences de prévalence très importantes selon les régions : moins de 6 % dans les DOM-TOM, 9,4 % en région parisienne, plus de 21 % dans les Hauts-de-France, en Normandie ou en Bretagne.
Tabagisme passif
Le tabagisme passif, essentiellement lié à la présence d’un conjoint fumeur (Odds Ratio (OR) = 9,0), devrait être systématiquement recherché et prévenu (8). Les facteurs associés au tabagisme passif sont : conjoint fumeur (OR = 9,0), âge inférieur à 25 ans (OR = 3,6), niveau d’étude inférieur au secondaire (OR = 1,57), niveau socio-économique faible (OR = 1,53) et primiparité (OR = 1,56).
Troubles de la fertilité
En cas d’assistance médicale à la procréation (AMP), les patientes fumeuses ont une réponse à la stimulation ovarienne moins favorable, un nombre d’ovocytes recueillis et un taux de fécondation plus bas, et des résultats moins bons (chances de grossesse divisées par deux et risque de fausse couche multiplié par deux).
COMPLICATIONS MÉDICALES
Parodontite, halitose
L’examen bucco-dentaire, toujours utile, l’est encore davantage chez la fumeuse pour rechercher une éventuelle parodontite responsable d’halitose et conseiller, avec l’arrêt du tabac, une consultation auprès du chirurgien-dentiste. En effet, les femmes porteuses de parodontite ont un risque d’accouchement prématuré plus élevé.
Vaginose bactérienne
Les femmes enceintes fumeuses ont, par rapport aux non-fumeuses, un risque augmenté de vaginose bactérienne. Ce risque justifie un examen gynécologique au spéculum pour rechercher les leucorrhées caractéristiques (grisâtres, liquides, bulleuses, malodorantes et test à la potasse – sniff test – positif). En cas de diagnostic confirmé, un traitement par métronidazole par voies orale et vaginale est indiqué pour prévenir le risque de rupture prématurée des membranes.
Varices, thrombose veineuse
Le tabagisme actif augmente le risque de varices pendant la grossesse et multiplie le risque de thrombose veineuse et d’embolie pulmonaire durant la grossesse ou le post-partum : Odds Ratio ajusté (ORa) à 2,6 (10).
Complications obstétricales (11)
• Grossesse extra-utérine (GEU)
La GEU, dont la prévalence a augmenté ces dernières décennies en France, atteignant aujourd’hui environ 2 pour 100 naissances (9, 12), reconnaît le tabac comme facteur causal.
• Fausse couche précoce (FCP)
Il existe en cas de tabagisme actif une augmentation du risque de FCP, définie comme l’expulsion spontanée d’une grossesse intra-utérine avant 14 semaines d’aménorrhée (SA). Le tabac est associé à une augmentation du risque de FCP : OR =1,23 ; avec augmentation proportionnelle liée au nombre de cigarettes : RR (risque relatif) = 1,08 pour 1 à 10 cig./j, RR = 1,25 pour 11 à 19 cig./j ; RR = 1,42 pour ≥ 20 cig./j. (13).
En cas de grossesse obtenue après procréation médicalement assistée, le tabagisme est associé à une augmentation du risque de FCP (OR = 2,65) (14).
• Placenta prævia
Le tabagisme actif augmente le risque de placenta prævia de 42 % (OR = 1,42) selon une méta-analyse de 2017 (15).
• Hématome rétroplacentaire (HRP)
Selon une méta-analyse, l’augmentation du risque d’HRP en cas de tabagisme actif est d’environ 80 % (OR = 1,80) et de 69 % (ORa =1,69, après ajustement sur les autres facteurs de risque) (16).
• Accouchement prématuré, rupture prématurée des membranes
Le tabagisme augmente le risque d’accouchement prématuré, avec une relation dose-effet (proportionnelle au nombre quotidien de cigarettes fumées). Le risque de prématurité est le plus élevé quand l’accouchement est associé à une chorio-amniotite histologique, or l’association de celle-ci avec le tabagisme tient au fait que les femmes fumeuses ont, par rapport aux non-fumeuses, un risque augmenté de vaginose bactérienne et/ou de rupture prématurée des membranes.
Il existe aussi une relation dose-dépendante entre tabagisme passif et accouchement prématuré.
• Retard de croissance intra-utérin/petit poids de naissance
L’impact du tabagisme passif sur la réduction du poids moyen de naissance a été démontré par différents travaux. Le tabagisme maternel actif est associé à un risque augmenté de petit poids de naissance, avec une relation dose-effet. La réduction importante du poids de naissance observée, même pour 1 à 5 cigarettes fumées par jour, signifie que le niveau d’exposition n’est pas corrélé seulement au nombre de cigarettes, mais à la façon dont celles-ci sont fumées. C’est le phénomène d’auto-titration bien démontré par la mesure du CO expiré (28).
Complications néonatales (29)
• Malformations
L’impact tératogène du tabagisme, actif et/ou passif, en relation avec certaines malformations spécifiques, en particulier les fentes labiopalatines ou les anomalies de fermeture du tube neural, a bien été documenté par plusieurs méta-analyses ou revues systématiques récentes (30, 31, 32).
• Mort fœtale in utero (MFIU)
Une méta-analyse de 2015 a confirmé une augmentation du risque de MFIU en cas de tabagisme actif per-gravidique (ORa : 1,41) (33).
Le tabagisme passif est aussi associé à une augmentation de 23 % du risque de MFIU (34).
• Risque de paralysie cérébrale
Une étude observationnelle chinoise bien documentée publiée en 2020, sur 5 067 dyades mère non-fumeuse/enfant et 3 663 dyades mère exposée au tabagisme passif/enfant, a montré une augmentation du risque de paralysie cérébrale selon l’importance de l’exposition au tabagisme passif : OR respectivement à 1,46 et 1,63 pour 1 à 4 jours/semaine et pour 5 à 7 jours/semaine d’exposition au tabagisme passif (35). Cette étude, en démontrant la relation dose-effet de la nocivité du tabagisme passif, révèle l’impératif de prévenir le tabagisme passif durant la grossesse.
• Mort subite du nourrisson
Rappelons aussi que le tabagisme maternel augmente le risque de mort subite du nourrisson : RR moyen multiplié par 2 à 8 selon le degré du tabagisme maternel actif ou passif et paternel.
PRISE EN CHARGE DE LA FEMME ENCEINTE FUMEUSE
Mesure CO expiré
Cette mesure est simple, rapide et fiable : elle consiste à demander à la patiente de souffler dans le CO testeur par l’intermédiaire d’un embout en carton après une inspiration suivie d’une apnée de 10 secondes.
Le résultat exprimé en nombre de particules de CO par million de particules (ppm) d’air reflète le degré d’inhalation de la fumée de tabac dans les heures ayant précédé la mesure.
Pour évaluer le niveau d’exposition tabagique, parfois associée au cannabis, le moyen objectif le plus simple est de réaliser, en début de consultation, la mesure du CO expiré. Chaque médecin généraliste (36, 37) en charge du suivi de la grossesse d’une patiente fumeuse peut ainsi facilement donner le conseil suivant : « le moyen le plus sûr pour vous d’oxygéner normalement votre bébé et de supprimer les risques liés à la fumée de tabac est d’arrêter de fumer, vous-même et aussi le père de votre enfant, s’il est lui-même fumeur ». Cette mesure, aussi facile et généralisable que celle de la mesure de la pression artérielle, permet d’évaluer en temps réel le niveau d’exposition fœtale au CO de la fumée de tabac et l’auto-titration de la patiente (38). Sa valeur diagnostique est aussi motivationnelle : elle valide le conseil médical d’arrêt, déclenche ou renforce la décision personnelle d’arrêter de fumer ou d’être exposée à la fumée de cigarettes ou de joints (39).
L’intervention brève, établie à partir du résultat de la mesure initiale du CO expiré puis de la normalisation des chiffres, crée ou renforce la motivation pour l’arrêt du tabac (39). La mesure du CO expiré permet enfin de mieux organiser le suivi et la prise en charge adaptée par une sage-femme tabacologue.
Traitement nicotinique substitutif (TNS)
Les femmes enceintes qui ne parviennent pas à arrêter de fumer sont celles qui ont la dépendance la plus forte (41). Les traitements nicotiniques remboursés par la Sécurité sociale doivent être adaptés au niveau de dépendance pour supprimer les signes de manque et les pulsions à fumer. Le niveau de dépendance étant proportionnel au taux initial de CO expiré, la prescription de TNS est faite à partir de ce résultat.
La mesure du CO expiré en ppm, corrélée au degré de dépendance, permet d’adapter parfaitement la posologie initiale de la substitution nicotinique. En l’absence de la mesure du CO expiré, la mesure du degré de dépendance peut être évaluée avec le test Fagerström simplifié.
La première prescription de TNS doit être réévaluée après 24 à 48 heures ou une semaine. Ce traitement substitutif est poursuivi au moins trois mois en diminuant progressivement la posologie par paliers d’un mois en maintenant un substitut nicotinique par voie orale à la demande pour gérer les pulsions à fumer résiduelles.
L’objectif thérapeutique du TNS éventuellement associé à l’entretien motivationnel ou aux thérapies cognitivo-comportementales (TCC) est d’optimiser les chances de succès et ainsi d’éviter les surrisques liés à la poursuite du tabac.
La facilité de recours aux consultations en médecine générale pour suivi de grossesse ou pour des troubles de la fertilité renforce la responsabilisation de chaque médecin généraliste. Son intervention augmente les chances de succès de toute démarche d’arrêt du tabac en supprimant les signes de manque, rendant ainsi l’arrêt du tabac confortable.
CONSEILS HYGIÉNODIÉTÉTIQUES ADAPTÉS POUR ÉVITER UNE PRISE DE POIDS EXCESSIVE
Conseiller une alimentation saine, équilibrée, répartie sur trois vrais repas adaptés au profil d’IMC : apports caloriques réduits si IMC > 29,9 avec limitation de la prise de poids entre 5 et 9 kg (avant la grossesse, la perte de poids améliore la fertilité et diminue le risque de diabète gestationnel) ; augmentation des apports si IMC < 21 en privilégiant les fruits, les légumes, les fibres, le pain complet, les protéines (poissons maigres, viande blanche).
Supprimer les boissons alcoolisées, énergisantes, sucrées, les sucres d’absorption rapide, les viennoiseries : les grignotages, les plats ou aliments riches en graisses saturées, les sucres rapides.
Conseiller une activité physique régulière : marche ou activité physique, 30 minutes chaque jour, en soulignant son incidence sur la qualité de vie et le sommeil.
Valoriser le sentiment d’estime et d’efficacité personnelles en vérifiant la normalisation rapide (moins de 24 heures) du taux de CO expiré.
Impliquer le conjoint dans la démarche d’arrêt pour lui-même et lui proposer les mêmes modalités de prise en charge que pour la mère de son enfant.
CONCLUSION
Malgré les différentes mesures gouvernementales de ces deux dernières décennies, la baisse du tabagisme actif et/ou passif durant la grossesse reste nettement insuffisante. Le médecin généraliste, premier recours des patientes fumeuses enceintes, a un rôle particulier avant ou le plus tôt possible durant la grossesse : à chaque consultation préconceptionnelle ou de suivi prénatal, il peut dépister et prendre en charge l’arrêt du tabagisme actif ou passif chez toute femme enceinte ou en désir de le devenir.
Une formation minimum à la mesure du CO expiré, et à la prescription des moyens validés pour la prise en charge de l’arrêt du tabac, en particulier les TNS, est nécessaire pour améliorer rapidement les conditions de cette prise en charge. Enfin, dans le cadre des consultations de suivi de grossesse ou des séances de préparation à la naissance et à la parentalité, l’accès à une consultation dédiée de tabacologie devrait aussi être facilité.
Pr Michel-Henri Delcroix (gynécologue-obstétricien, EPSM des Flandres, BP90139 Bailleul, 06 08 24 78 80), Dr Frédéric Andrès (médecin généraliste, maître de stage universitaire, FMM Lille)
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