« Sans aucun doute la pire expérience de ma vie d’interne ». Depuis des mois, les témoignages s’accumulent autour du service des urgences adultes du CHU du Kremlin Bicêtre (AP-HP). Des dizaines de lettres, collectées par le Syndicat des internes des hôpitaux de Paris (SIHP) et le Syndicat représentatif parisien des internes de médecine générale (SRP-IMG), auxquelles « Le Quotidien » a pu avoir accès. Elles dénoncent un état « déplorable » du service, déjà constaté par les syndicats.
Ces témoignages pointent d'abord notamment le manque d’encadrement des juniors. « À partir de minuit, les internes sont quasiment seuls pour assurer le circuit long, pour le reste de la nuit. Les internes deviennent chefs et les externes internes », raconte un médecin en formation*. Conséquence : il n’est pas rare que les internes évaluent eux-mêmes les dossiers des externes, sans l’aval d’un senior. « Les décisions d’hospitalisation, de retour au domicile, d’imagerie, de bio, etc. sont donc laissées à des étudiants en formation », abonde le même interne. Un autre junior se souvient d’une nuit de garde où il a lui même « fait sortir 30 patients ».
« Je me suis endormi debout dans le métro en rentrant chez moi »
Au manque d’encadrement s’ajoutent des difficultés pratiques et logistiques, liées notamment à un défaut d’utilisation du logiciel Urqual, mis en place pour localiser les patients dans le service. « À Bicêtre, on ne sait jamais où sont les patients, on doit faire deux ou trois fois le tour du service pour le trouver, et quand on ne le trouve pas, on ne sait pas s'il a été déplacé, s'il est sorti contre avis ou s'il est allé en radio », se souvient un interne. « Ça peut donc prendre des plombes pour retrouver le patient dément qui ne répond pas à son nom… », ajoute un autre junior passé par le service.
Alors que les urgences accueillent en moyenne 165 patients par jour, tous les internes témoignent de délais de prise en charge trop longs. À son arrivée lors d’une garde, l’un des internes constate « 53 patients non vus, avec un délai moyen d'attente entre 8 et 10 heures pour les patients qui peuvent être sévères ». Épuisé, il raconte avoir « fini en pleurs cette nuit-là et je me suis endormi debout dans le métro en rentrant chez moi. »
Des internes à bout de nerfs
Des courriers rédigés par ces internes ressortent le sentiment de « boucher les trous » faute de séniors qualifiés – « ce sont souvent des intérimaires » – et de matériel adapté. Beaucoup mettent en avant le manque de box disponibles ou de table d’examen. « Une fois dans le box, si le patient arrive debout, vous n'avez pas de table d'examen. Vous êtes à deux doigts de lui dire de s'allonger par terre pour lui examiner le ventre. Il faut donc aller chercher un brancard à l'autre bout des urgences », illustre l’un des internes.
Brancarder les patients, réaliser un ECG, retrouver les dossiers perdus… « Je dois tout faire moi-même ». Cette surcharge de travail peut entraîner détresse psychologique et sentiment d’impuissance. « Il est 6 heures du matin. Et à ce moment-là vous craquez, vous vous mettez à pleurer au milieu des urgences parce que vous avez enchaîné une journée de 24 heures avec une seule pause de 15 minutes », écrit un autre interne, qui déplore des « conditions de travail lamentables ».
« Une de moins sans avoir tué personne »
Au stress et à l’épuisement s'additionne l’angoisse de l’erreur médicale. « Un patient Covid avec désaturation sous 4 litres d'O2 au milieu de tous les autres malades, ça ne pose aucun problème à personne », déplore l’un. « Je sors de chaque garde en me disant "une de moins sans avoir tué personne" mais en me demandant comment j'arriverai à faire la prochaine sans craquer », ajoute un autre interne, qui affirme vérifier systématiquement tous les dossiers le surlendemain pour être sûr de « ne pas passer à côté de quelque chose de grave ».
Ce sentiment d’insécurité a poussé les syndicats d’internes à alerter sur la situation du service à plusieurs reprises : le 30 mars, le 7 mai, le 18 mai et enfin le 2 juillet dernier par l’envoi d’un courrier à l’agence régionale de santé (ARS). Quelques jours plus tard, une visite d’audit a été menée aux urgences de Bicêtre. Présente dans le service le jour de la visite dès 7 h 30, Leïla Bouzlafa, présidente du SRP-IMG, reste sur sa faim. « Nous souhaitions un retrait d'agrément, mais on nous a annoncé d'emblée, dès le début de la réunion, que nous ne prendrions pas de décision aujourd'hui ».
Des améliorations commencent toutefois à être constatées avec l’arrivée d’un nouveau chef de service. Mais, « nous demandons une restructuration du service, une stabilité de celui-ci avant même que les internes n'y soient accueillis et formés », insiste Leïla Bouzlafa.
L'AP-HP « consciente » de la situation
Contactée par « Le Quotidien », l’AP-HP se dit « consciente de la complexité de la situation à laquelle font face les internes du service d’accueil des urgences de l’hôpital Bicêtre ». Le CHU affirme que « plusieurs mesures ont été mises en place depuis deux ans pour fluidifier le parcours des patients ». Parmi celles-ci : la création d’une ligne spécifique pour obtenir rapidement un avis médical spécialisé, « la constitution d’une équipe de brancardiers dédiée en février 2021 » ou encore « la création d’un centre médical d’appui fin 2019 afin d’offrir une alternative à la prise en charge au SAU des patients ne relevant pas de soins urgents ».
L’AP-HP met en avant également des créations de lits supplémentaires : 12 lits de gériatrie aiguë ouverts en 2020 et « 10 nouveaux lits supplémentaires de cette même spécialité en septembre prochain, ce qui participera à une meilleure fluidité de l’aval des urgences », détaille-t-elle.
Depuis le 1er juillet, l’AP-HP annonce aussi « ne plus avoir recours à l’intérim de nuit » –l'une des plaintes des internes – et garantir « la présence de deux binômes médecins/internes en première moitié de garde (créneau sur lequel l’activité est la plus importante). » Le CHU francilien promet une intensification des recrutements de médecins urgentistes. Un bilan sera fait prochainement « en lien avec le coordonnateur du DES de médecine générale, avant d’acter ou non la suspension de l’agrément.
En décembre 2019 déjà, le chef de service des urgences d’alors avait lancé un cri d’alarme sur l’état des urgences de Bicêtre et le risque de survenue « d’événements grave », dans un courrier adressé à la CME de l’établissement. Avant de démissionner avec fracas un an plus tard, découragé par « l’indifférence de l’administration ».
* Tous les témoignages ont été anonymisés
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