LE QUOTIDIEN : Comment vous est venue l'idée de faire ce documentaire ?
ANTOINE PAGE : C’est arrivé de manière très spontanée, en 2009, il y a 15 ans. Mon frère Angel, qui est de 13 ans mon cadet, s’apprêtait à commencer sa première année de médecine. Juste avant sa rentrée, je lui ai proposé de le filmer durant ses études. À ce moment-là, il n’y avait aucune certitude qu’il continuerait dans cette voie, mais ce qui m’intéressait, c’était de capturer son parcours sur le long terme. Angel a tout de suite été enthousiaste. Après avoir réussi sa première année, c’est naturellement devenu un film sur la médecine. Mais s’il avait bifurqué vers une autre direction, j’aurais continué à le filmer quand même.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières pour filmer ?
Pendant la première année, tout se passait dans sa chambre, car nous n’avions pas encore les autorisations nécessaires. Par la suite, nous avons obtenu l’accord du service de communication du CHU de Besançon, ce qui nous a permis de négocier avec les chefs de service. C’était intimidant pour Angel, car en deuxième année, c’était à lui d’aller voir les chefs pour expliquer que son frère réalisait un documentaire. Mais je ne me souviens pas qu’un service ait refusé. Il y a des services, comme la psychiatrie ou la médecine légale, où nous n’avons même pas demandé. Après avoir obtenu le feu vert, il fallait obtenir le consentement des patients. Filmer seul, sans équipe, a beaucoup simplifié les choses. Les gens ne se rendaient souvent même pas compte que c’était un vrai film, ils pensaient que c’était un projet familial.
Au début du documentaire, Angel travaille sans relâche, parfois au détriment de sa santé. Était-ce difficile de le voir ainsi ?
Oui, c’était dur de le voir se dégrader physiquement, surtout pendant sa première année. À la fin, il était dans un état d’épuisement avancé. Je ne le filmais pas tout le temps, mais quand il était vraiment épuisé, il m’appelait et me disait : « Il faut que tu viennes filmer ». Et quand j’arrivais, il avait souvent repris un peu de poil de la bête. Ce qui est intéressant, c’est qu’Angel avait presque oublié à quel point cette période avait été difficile, jusqu’à ce qu’il revoie le documentaire. Les étudiants en médecine sont résilients, ils oublient ces moments une fois qu’ils passent à des choses plus intéressantes.
Quels moments du tournage vous ont le plus marqué ?
C’est difficile à dire sur une période aussi longue. Il y a eu des moments très intenses, notamment aux urgences, où j’ai vu des choses assez dures, comme des genoux disloqués. J’ai eu peur de m’évanouir en plein milieu (rires) ! Les opérations étaient aussi impressionnantes, mais heureusement, je pouvais me concentrer sur la caméra et non directement sur ce qui se passait. Un des moments qui m’a particulièrement marqué c’est quand Angel était en année de césure à Sofia, en Bulgarie. Comme je n’ai pas pu filmer cette période, il s’est enregistré via une webcam. Ce sont des années après, pendant le montage, que j'ai découvert une longue séquence où Angel évoque notre père décédé et qu’il explique que c’est grâce à lui qu’il a eu envie de devenir médecin. À une période où nous aurions peut-être pris nos distances, ce projet nous a permis de rester très proches et c’est ce qui a été vraiment spécial pour moi.
Quel a été le moment le plus difficile pour Angel ?
Pour lui, le plus dur a été les révisions pour les ECN [Épreuves classantes nationales, ndlr]. La première année est extrêmement difficile, mais une fois que c’est passé, les étudiants se disent : « C’est bon, j’ai réussi ». Replonger dans la compétition pour ces examens, avec toute cette intensité, a été très éprouvant. D’ailleurs, c’est à peu près à cette période qu’Angel est parti six mois en Suisse pour travailler comme berger. Il a eu besoin d’une pause.
Comment avez-vous vu évoluer Angel, à la fois personnellement et dans sa vision de la médecine ?
Son évolution s’est faite progressivement. Dès le début, il a eu ce côté très humain et a su qu’il voulait être généraliste. Cela m’a facilité les choses, je suppose que les spectateurs n’auraient peut-être pas autant adhéré s’il avait choisi une spécialité comme la chirurgie. Ensuite, au fil des années, il a multiplié les rencontres avec les patients, et quand il a commencé à travailler à Marseille, au Château en Santé, c’est là qu’il a vraiment trouvé sa voie. Ce centre de santé communautaire lui permet d’aller au bout de ses réflexions sur la médecine, dans un lieu qui est aussi socialement engagé. C’est presque un engagement politique de travailler dans ces quartiers abandonnés du nord de Marseille. Je pense que ce travail a été un catalyseur pour lui, même s’il a toujours eu une conscience sociale forte.
Les consultations durent entre 30 minutes et une heure, ce qui permet de prendre le temps d’expliquer les traitements, de s’adapter aux besoins de chaque patient. Ils ont même des traducteurs pour aider les populations migrantes et sans-papiers. Ce centre est plus qu’un simple lieu de soins, c’est un véritable espace de vie pour le quartier, avec des activités communautaires comme des groupes de marche. C’est un cadre qui correspond bien à Angel, qui est plutôt réfléchi et qui aime prendre son temps.
Quelles leçons sur le métier de médecin peut-on tirer de votre documentaire ?
Je pense que ça montre bien la diversité des possibilités qu’offre la médecine aujourd’hui. À l'époque de notre père, qui était médecin généraliste, il y avait cette idée de dévouement total à la profession, presque un sacerdoce. Aujourd’hui, les médecins ont plus de liberté pour organiser leur temps, ils peuvent s’associer, aménager leurs horaires et garder une vie sociale. À travers l’expérience d’Angel, on voit cette pluralité des pratiques et des modes d’exercice. Les nouvelles générations de médecins explorent différentes façons de travailler, et je pense que ça leur offre une certaine liberté.
Avez-vous prévu de continuer à filmer Angel ?
Oui, je pourrais tout à fait faire une suite. On est très proches, et comme il est déjà habitué à être filmé, ça se ferait naturellement. Mais cette fois, ce serait différent. Il s’agit maintenant de suivre son travail sur le long terme, dans un lieu où il est enraciné.
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