Regards croisés sur la médecine d’urgence : « Nous sommes les aiguillons du reste de l’hôpital »

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Publié le 12/04/2024
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On peut exercer la même spécialité et avoir des vues contrastées sur son activité. Surtout quand on appartient à des générations différentes. Chaque mois, Le Quotidien croise les regards d'un futur médecin et d'un praticien aguerri sur une discipline. Aujourd'hui, la médecine d’urgence avec Catherine Lemoine, cheffe du service des urgences à Morlaix (Finistère), et Éline Bourdeaud’hui, interne en troisième année à Lille.

Catherine Lemoine, cheffe du service des urgences à Morlaix (à gauche), et Éline Bourdeaud’hui, interne en troisième année à Lille (à droite)

Catherine Lemoine, cheffe du service des urgences à Morlaix (à gauche), et Éline Bourdeaud’hui, interne en troisième année à Lille (à droite)

LE QUOTIDIEN : Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?

CATHERINE LEMOINE : J’ai fait mes études à l’Université catholique de Lille, et j’ai commencé par les urgences de Roubaix. Mais à cette époque, les postes de PH étaient principalement occupés par des anesthésistes, et nous ne pouvions être que vacataires. Je me suis donc installée comme généraliste en semi-rural, dans la région de Cambrai. Au bout de treize ans, j’ai eu envie de revenir à mes premières amours, j’ai exercé dans l’armée, j’ai passé ma Camu (Capacité de médecine d’urgence, NDLR), et depuis 2008 j’exerce au CH de Morlaix dont je suis maintenant la cheffe du service des urgences et la présidente de CME. Au départ, nous étions cinq médecins, le service était dévasté ; aujourd'hui c’est toujours compliqué, mais nous sommes plus de vingt et nous n’avons aucune difficulté de recrutement.

ÉLINE BOURDEAUD’HUI : J’ai aussi fait mes études à la Catho de Lille, et j’ai passé les ECN en 2021. J’ai choisi la médecine d’urgence, et j’ai souhaité rester à Lille. Je suis actuellement en troisième année, en stage en Smur à Arras, dans le Pas-de-Calais. Par ailleurs, je suis en train d’écrire ma thèse, et j’envisage de faire une FST [Formation spécialisée transversale, NDLR] en urgences pédiatriques.

Qu’est-ce qui vous a conduit vers la médecine en général, et vers les urgences en particulier ?

C. L. : J’avais deux appétences, l’une pour la politique, et l’autre pour la médecine. Mais j’ai eu mon bac à 16 ans, et on ne rentre pas à Sciences-Po à 16 ans : je suis donc partie en médecine. J’avais une attirance pour la cardiologie, l’anesthésie-réanimation, mais j’ai eu des problèmes de santé en sixième année qui ont fait que je n’ai pas pu passer l’internat. Je me suis donc retrouvée en médecine générale, et mon premier stage au Smur de Roubaix a été une révélation.

É. B. : Je suis pour ma part assez curieuse de nature, je m’intéresse à tout. Et par ailleurs, j’ai toujours eu un intérêt pour le soin, et un certain amour pour Dr House ! C’est donc assez naturellement que je me suis orientée vers la filière scientifique, puis la médecine. Au début, j’ai fait ce choix par curiosité plutôt que par passion, mais j’ai adoré. J’étais le genre de personne qui aimait tous ses stages, ce qui fait qu’au moment de l’ECN j’hésitais entre la pédiatrie, la psychiatrie, l’anesthésie-réa, la médecine intensive, la médecine générale et les urgences ! J’ai finalement choisi la médecine d’urgence car je voulais quelque chose de polyvalent, de dynamique, avec un travail intense d’un côté et du repos de l’autre…

On est les couteaux suisses de la médecine

Catherine Lemoine

C’est une spécialité dont on parle beaucoup dans les médias, et pas forcément en bien : manque de moyens, services engorgés… Cela vous affecte-t-il ?

C. L. : Il faut distinguer le travail aux urgences et l’ambiance de travail aux urgences. Pour moi, le travail aux urgences reste toujours aussi passionnant : on voit de tout, on passe de l’entorse de cheville à l’intubation, on démêle des écheveaux complexes. On est les couteaux suisses de la médecine. Mais il est vrai que les conditions de travail aux urgences ne s’améliorent pas. Nous sommes un peu les aiguillons du reste de l’hôpital, nous sommes ceux qui donnons toujours plus de travail aux autres, puisque tout arrive aux urgences, c’est notre rôle. Le problème, c’est lorsque les gens entrent, mais ne sortent pas. Des personnes arrivent chez nous parce qu’elles ne peuvent plus rester au domicile, on ne peut pas les renvoyer chez elles, et souvent quand il faut les hospitaliser il n’y a pas de lit. Donc elles restent chez nous, et ce n’est pas notre métier : le suivi, la médecine interne, je n’y connais rien, et c’est ce qui nous met en difficulté.

É. B. : J’ai nettement moins d’expérience, mais je vois bien qu’aux urgences on manque de locaux, de brancardiers, d’aides-soignants… C’est fatigant, et c’est stressant : on fonctionne sur des cycles de 24 h et il est difficile de passer en dessous, car on n’a pas assez de médecins… Les gens ne trouvent pas de médecins en ville et se retrouvent donc facilement en détresse au moment où ils arrivent chez nous. On a de tout, de la chose pas urgente du tout à l’urgence dépassée, et quand on est épuisé, il faut savoir tenir le coup. Mais je pense que l’une des chances que nous avons actuellement, c’est que les internes qui choisissent la médecine d’urgence sont généralement des personnes très motivées qui ont envie de faire bouger les choses.

Comment imaginez-vous que la spécialité va évoluer dans les années à venir ?

C. L. : Je pense que nous allons vers un recentrage sur l’urgence vitale, et vers une ouverture à la médecine générale pour tout ce qui est CCMU 1 [Niveau 1 de la Classification clinique des malades aux urgences, c’est-à-dire un état jugé stable et ne nécessitant pas d’examens complémentaires, NDLR]. On peut penser que des unités de soins non-programmés, ou des antennes de médecine d’urgence se développeront dans les établissements les plus petits, et qu’on aura une concentration dans des centres plus importants où il y aura plus de technologie.

É. B. : Je pense que l’urgence hospitalière va beaucoup bouger : on voit de plus en plus de centres privés ou semi-privés s’ouvrir pour les soins non programmés, ce qui va effectivement nous permettre de nous recentrer sur l’urgence vitale. Et comme le monde de l’urgence va évoluer, le métier d’urgentiste va évoluer aussi : c’est une médecine polyvalente au sein de laquelle on peut faire beaucoup de choses, que ce soit en pré-hospitalier, en structure, en régulation… C’est un avenir qui dépend aussi de chaque urgentiste.

Ce n’est tout de même pas l’IA qui va intuber !

Catherine Lemoine

Beaucoup de spécialités voient les technologies, l’intelligence artificielle, etc., comme des facteurs majeurs pour leur évolution, est-ce le cas de la médecine d’urgence ?

C. L. : Je ne vois pas bien l’intérêt de l’intelligence artificielle (IA) aux urgences, à part peut-être pour nous aider à pallier le manque de radiologues. Ce n’est tout de même pas l’IA qui va intuber ! Elle peut nous aider à lire un ECG, et encore, il faut souvent qu’on y regarde nous-mêmes à deux fois. Cela reste un métier où il faut toucher du malade.

É. B. : Il est effectivement difficile de voir actuellement en quoi l’IA pourrait nous aider de manière substantielle. Si un patient est scopé, un algorithme peut éventuellement détecter des signes de décompensation et lancer des alertes en amont, mais nous avons de toute façon les scopes sous les yeux. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est une médecine instinctive, mais presque.

Quand on arrive le matin à 8 heures, on n’a aucune idée de ce qu’il va se passer

Éline Bourdeaud’hui

Que diriez-vous à un externe qui hésiterait à s’engager dans la médecine d’urgence ? Ce n’est pas la spécialité la plus choisie…

C. L. : Cela change, aux derniers ECN, il fallait être relativement bien classé pour avoir les urgences. Et presque tous les ans, je vois des généralistes qui font des droits au remords après être passés en stage en médecine d’urgence ! Mais il faut dire qu’il y a clairement des personnalités plus adaptées que d’autres pour faire de l’urgence : ceux qui doivent dormir douze heures par jour, par exemple, ne doivent pas y penser ! Il faut un caractère un peu touche-à-tout, un peu débrouillard, un peu fonceur… Si on a les qualités pour, c’est une spécialité extrêmement variée, et il y a des possibilités de passerelle avec la traumatologie du sport, la médecine du sport, l’ostéoarticulaire… J’ai même une collègue qui fait de l’hypnose ! Et même si tous les urgentistes ne sont pas d’accord sur ce point, nous avons selon moi un gros avantage : être urgentiste l’été en Bretagne, c’est deux fois 24 heures à l’hôpital, et 5 jours à la plage.

É. B. : J’ai souvent des externes qui me posent des questions sur leur orientation, et je pense que l’une des réponses réside dans l’équilibre que l’on souhaite entre vie professionnelle et vie personnelle. Il faut avoir envie de faire un petit peu de tout, être capable de gérer son stress… Et on ne peut pas le faire si on a envie de rentrer chez soi à heure fixe tous les jours, d’avoir tous ses week-ends et tous ses jours fériés… Ça ne colle pas. Ce qui rend le monde de l’urgence particulièrement passionnant, c’est qu’on y voit de tout, et ce qui le rend particulièrement appréciable, c’est qu’on s’y sent utile. Mais il y a aussi un côté frustrant car il faut savoir passer la main : on fait le premier bilan, on sauve souvent des vies, mais ce n’est pas nous qui assurons le suivi, même s’il m’arrive souvent de demander ce qu’est devenu tel ou tel patient. En revanche, ce qui est particulièrement stimulant, c’est que quand on arrive le matin à 8 heure, on n’a aucune idée de ce qu’il va se passer, et que 24 heures plus tard, tout est fini, on peut souffler, on ne ramène pas les problèmes du travail à la maison.

Catherine Lemoine

1990 : Thèse de doctorat et début d'exercice aux urgences à Roubaix (Nord)
1993 : Installation en médecine générale dans la région de Cambrai
2008 : Urgentiste, puis cheffe de service au CH des Pays de Morlaix (Finistère)
2017 : Présidente de CME

Éline Bourdeaud’hui

2014 : Début des études de médecine à l’Université catholique de Lille
2021 : Début d’internat en médecine d’urgence
2024 : En stage au Samu 62

Propos recueillis par Adrien Renaud

Source : Le Quotidien du Médecin