Regards croisés

Médecine intensive : « On vit des moments d’humanité extraordinaires »

Par
Publié le 14/06/2024
Article réservé aux abonnés

On peut exercer la même spécialité et avoir des vues contrastées sur son activité. Surtout quand on appartient à des générations différentes. Chaque mois, « Le Quotidien » croise les regards d'un futur médecin et d'un praticien aguerri sur une discipline. Aujourd'hui, la médecine intensive et de réanimation (MIR) avec Grégoire Muller, PH au CHU d’Orléans (Loiret), et Valentin de la Noue, interne rémois actuellement en stage à Paris.

Le Dr Grégoire Muller (à gauche) et Valentin de la Noue

Le Dr Grégoire Muller (à gauche) et Valentin de la Noue
Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Comment en êtes-vous venus à la médecine en général, et à la médecine intensive et de réanimation en particulier ?

VALENTIN DE LA NOUE : La médecine est une vocation qui date de l’enfance, même si j’avais un profil plutôt littéraire… En avançant dans mes études médicales, je me suis rendu compte que la MIR combinait à la fois un fort aspect scientifique et des moments humains très intenses dans les situations de fin de vie, les situations où le pronostic vital est engagé… Elle me permettait d’allier tout ce que j’aime dans la médecine : le diagnostic, la thérapeutique et l’aspect éthique. C’est pourquoi, après la faculté à Paris, je suis parti faire l’internat de MIR à Reims.

GRÉGOIRE MULLER : De mon côté, je suis un peu tombé dans la médecine quand j’étais enfant : mon père était manipulateur radio et j’étais tous les week-ends à l’hôpital. J’ai été formé à Tours et je m’orientais plutôt vers la psychiatrie, mais je souscris totalement à ce que dit Valentin : durant mes études, j’ai réalisé que la réanimation était extrêmement humaine, qu’on a beaucoup de temps pour parler avec les familles, les proches, qu’on travaille en équipe… Après mon internat à Tours, j’ai travaillé pendant un an à la Pitié-Salpêtrière (AP-HP), puis je suis venu à Orléans pour être chef de clinique, puis PH.

Quel souvenir marquant pourrait symboliser votre vision de la spécialité ?

V. N. : Tout récemment, alors que nous accompagnions un patient pour une infection cérébrale dont il n’est hélas pas sorti, j’ai eu l’occasion de passer beaucoup de temps avec les membres de la famille, de leur expliquer la gravité de la situation… Puis, pendant quelques jours, je me suis occupé d’autres patients, je n’étais plus en contact avec eux et je les ai croisés en sortant de l’hôpital. Ils m’ont remercié pour ces moments qu’on avait passés ensemble, m’ont appelé par mon prénom… J’ai compris la valeur de cette proximité qu’on pouvait avoir dans le métier, c’était très intense.

G. M. : De mon côté, il y a deux ou trois ans, j’ai dû annoncer à un patient qui était sous ventilation mécanique que nous étions au bout de nos moyens thérapeutiques, qu’il allait décéder à très brève échéance et qu’en même temps, nous aurions besoin de savoir s’il était d’accord pour des prélèvements d’organe après son décès. Il avait une ardoise pour communiquer. Il nous a remerciés, nous a dit que cela donnait un sens à sa mort. C’était un moment d’humanité extraordinaire, je ne me serais jamais dit qu’on pourrait me remercier pour ça…

Vous insistez tous deux sur l’aspect humain de la spécialité, alors qu’on aurait pu s’attendre à vous entendre parler de technologie avant tout… Quelle place a-t-elle pour vous ?

G. M. : Pour moi, la technique a quelque chose de grisant. Je ne suis pas particulièrement adroit mais je pense me débrouiller sur les gestes techniques : mettre en place une assistance circulatoire pour des patients qui sont en arrêt cardiaque et à qui on implante un cœur artificiel, c’est une technologie débordante, c’est génial, mais si on y réfléchit bien, ce n’est pas cela qui est intéressant. Le cœur du métier, c’est autre chose, c’est de faire les diagnostics, de parler avec les gens, de les accompagner…

V. N. : Je suis comme Grégoire, je trouve qu’on fait des choses enthousiasmantes, que la circulation extracorporelle a quelque chose d’extrêmement impressionnant, je le fais et je sais pourquoi je le fais, mais cela reste de la technique, du procédural, ce n’est pas le cœur du métier. C’est fondamental de bien savoir le faire, mais ce qui rend ce métier passionnant, c’est de le faire de manière globale, avec ce côté extrêmement humain.

Je pense que notre discipline, qui fait partie de celles qui génèrent le plus de données à la minute, sera prochainement très influencée par l’IA

Grégoire Muller

En tant que spécialité, la MIR est encore jeune. Son indépendance vis-à-vis des autres spécialités, et notamment de l’anesthésie-réanimation, est-elle encore un enjeu ?

V. N. : La réanimation médicale existe depuis longtemps, mais il est vrai que le DES [diplôme d’études spécialisées, NDLR] n’a vu le jour qu’en 2017. Aujourd'hui, il me semble que la pandémie de Covid a bien montré qu’il y avait un grand besoin de réanimateurs, et que beaucoup de lits étaient nécessaires pour avoir un maillage territorial satisfaisant. Je fais partie d’une génération où toutes les spécialités qui participent aux soins critiques collaborent avec plaisir entre elles, et leurs particularités sont des chances.

G. M. : Pour moi, il n’y a pas d’histoire avec l’anesthésie. Pendant des années, il y a eu plusieurs moyens d’arriver à la réanimation médicale, dont l’anesthésie. Depuis 2017, avec le DES, on a largement amélioré la formation des réanimateurs médicaux, qui sont à mon avis mieux formés que j’ai pu l’être. Aujourd'hui, nous sommes tous des réanimateurs, et plus personne ne se soucie de savoir quelle est la spécialité des collègues.

La réanimation médicale est une spécialité qui nécessite de prendre beaucoup de gardes, n’est-ce pas un facteur négatif en termes de qualité de vie au travail ?

G. M. : J’ai 42 ans et trois enfants, c’est donc une question qui m’intéresse beaucoup : est-ce que je ne travaille pas trop le soir et le week-end ? Mais je pense que cette histoire de métier à garde n’est pas un problème. Tous les médecins, quels que soient leur spécialité et leur mode d’exercice, doivent assurer une permanence des soins, et doivent faire des choses certains soirs et week-ends. Suivant les spécialités, c’est organisé en gardes, en astreintes… L’avantage de la garde, c’est que nous avons le repos de sécurité, ce qui nous donne du temps libre dans la semaine… et c’est mieux valorisé !

V. N. : J’ajoute que la garde peut être un moment passionnant, et qu’on aime cela ! Et d’ailleurs, on peut souvent dormir pendant les gardes. Si j’ai réussi à suffisamment dormir, il arrive qu’en lendemain de garde, je puisse faire du sport, voir une expo… Par ailleurs, en plus de respecter le repos de garde, la réanimation médicale est une spécialité où l’on a à cœur de respecter les journées de formation des étudiants : quand on dit aux internes d’autres spécialités qui passent dans nos services qu’ils vont pouvoir aller en formation, en congrès, ils trouvent cela assez génial !

Comment voyez-vous votre spécialité évoluer dans les cinq à dix années à venir ?

G. M. : Je pense qu’elle sera très influencée par les technologies, et par l’intelligence artificielle en particulier. Nous sommes parmi les services qui génèrent le plus de données à la minute, ce qui peut nourrir des algorithmes qui, j’en suis persuadé, vont améliorer notre travail. Cela nous ouvrira vers des choses que nous ne pouvons pas connaître, de la même manière que personne ne pouvait prédire dans les années 1990 ce que serait l’avenir d’internet. Ce qui est certain, c’est que nous aurons plus de machines autopilotées, ce qui nous donnera encore plus de temps pour l’humain.

V. N. : Je suis tout à fait d’accord, et j’ajoute que toutes les instances qui essaient d’animer la spécialité, qui réfléchissent à son attractivité future, ont à cœur d’avoir une bonne qualité de vie au travail. C’est une exigence, nous voulons que les gens qui viennent travailler avec nous, qu’ils soient aides-soignants, infirmiers, kinés, internes, médecins soient heureux de le faire. La technologie, en automatisant sous contrôle de nombreuses tâches, va nous aider dans cela, en plus de nous permettre d’améliorer les prises en charge en détectant des choses qu’on ne détecte aujourd'hui qu’avec retard.

Si on aime naviguer entre les organes, accompagner les proches, alors c’est la plus belle spécialité du monde

Valentin de la Noue

Que diriez-vous à un externe pour le convaincre de choisir la réanimation médicale ?

V. N. : Tout d’abord je n’essaierais pas de le convaincre : quand on choisit une spécialité, il faut que ce soit un choix éclairé. Mon but n’est pas de beaucoup recruter, mais de bien recruter. Je pense donc qu’il faut décrire la spécialité, avec des éléments que certains verront comme des qualités et d’autres comme des défauts. Si on n’aime pas travailler en équipe, si on n’aime pas agir vite en restant calme, il ne faut pas faire de réa. Si on aime naviguer entre les organes, accompagner les proches, alors on fera la plus belle spécialité du monde, car la plus belle spécialité du monde, c’est celle qui est belle pour moi.

G. M. : Je suis d’accord à 100 %. Il faut faire ce qu’on aime, et pour cela il faut venir voir dans les services et juger sur pièce. La seule spécialité qui vous conviendra est celle qui vous ouvrira le champ des possibles le plus large, et ce champ des possibles est différent en fonction des personnes. Nous ne cherchons pas à convaincre, ce serait la meilleure manière d’avoir des gens déçus, nous disons qu’il faut venir voir ce que nous faisons.

Grégoire Muller

2000-2011 : études médicales puis internat à Tours
2012 : praticien contractuel à la Pitié-Salpêtrière
Depuis fin 2012 : chef de clinique assistant puis PH en réanimation à Orléans

Valentin de la Noue

2013-2020 : études médicales à la faculté Paris-Descartes
Depuis 2020 : interne en MIR à Reims
Juin 2024 : président de l’Association nationale des jeunes médecins intensivistes réanimateurs (Anjmir)

Propos recueillis par Adrien Renaud

Source : Le Quotidien du Médecin