Le mouvement de prévention des conflits d'intérêts observé dans le milieu médical dans la foulée de l'affaire Mediator est pleinement encouragé par la nouvelle génération. Érigeant en priorité l'indépendance de leur formation et de leur exercice futur, de plus en plus de jeunes refusent que l'industrie leur offre des repas, du matériel médical ou finance leur participation à des congrès. Certaines facultés de médecine suivent le mouvement en s’engageant à être plus transparentes et en proposant des enseignements dédiés à l'éthique et à l'intégrité scientifique.
Les 15 et 16 février prochains, 800 internes sont attendus à Tours pour le 20e congrès de l’Intersyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale (Isnar-IMG). Les organisateurs ont voulu que ce rendez-vous, pour la deuxième année consécutive, se tienne sans financement de l’industrie pharmaceutique (lire ci-après). Osé au départ, ce pari fait sens au regard de la volonté de plus en plus affirmée des jeunes médecins de réclamer l’indépendance de leur formation. Si des praticiens se sont engagés depuis longtemps pour plus de liberté, notamment à l'égard de l'industrie, les lignes ont considérablement bougé ces dernières années sous l'impulsion de la nouvelle génération. « Le thème des conflits d’intérêts ne se répand pas qu’en médecine, mais aussi en politique et dans la société en général. Les jeunes baignent là-dedans, ils se rendent compte qu’il y a un réel sujet et que ça les concerne aussi », explique Paul Scheffer, coordinateur du classement des facultés de médecine pour le Formindep, collectif pour une formation médicale indépendante.
Tous exposés
Les étudiants en médecine sont en effet quasiment tous exposés à la promotion de l’industrie pharmaceutique au cours de leurs cursus, d’après de nombreuses études. Une thèse de Jessica Poinsard sur le sujet soutenue en novembre dernier révélait que chez les internes de la région Centre-Val-de-Loire (263 répondants), 79 % s’étaient déjà vus offrir un repas gratuit par un laboratoire, 61 % avaient déjà reçu un cadeau d’une valeur inférieure à 50 euros, 14,1 % du matériel médical et 93 % avaient été exposés à une discussion avec un visiteur médical.
Deux évènements ont également marqué les esprits et contribué à une prise de conscience collective : la naissance de la revue Prescrire dans les années 80 et la réglementation de fin 2011 visant à renforcer la transparence et la sécurité du médicament un an après l'affaire Mediator. Depuis 2014, les médecins sont tenus de rendre publics les cadeaux d'une valeur supérieure ou égale à dix euros. Ces informations sont disponibles sur le site Internet Transparence Santé, lancé par le gouvernement. « Jeunes et moins jeunes profitent de cet héritage. Nous commençons à récolter les fruits de l’implication de certains depuis des décennies », souligne Paul Scheffer.
Des associations très engagées
Aujourd’hui, le sujet est fortement incarné par les structures associatives d’étudiants et de jeunes médecins. L’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf) s’est emparée du sujet il y a « quatre ou cinq ans », explique Luna Potiron, vice-présidente chargée de la réflexion éthique. « Les langues se délient et cela va aussi de pair avec la réforme des études médicales. Nous demandons d’accentuer dans la formation la relation soignant-soigné, la qualité mais aussi l’esprit critique », souligne-t-elle.
Les deux récents classements des facs de médecine en matière d’indépendance vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique réalisés par le Formindep et l’Anemf ont réussi à faire bouger un peu les lignes. Le premier a démontré que la plupart des universités n’avaient pas mis en place de politique – ou alors « permissive » – vis-à-vis du financement par les laboratoires (cadeaux, honoraires, défraiements, soutiens pour la publication d’articles...). Près d’un an après sa publication, toutes les facs de médecine se sont dotées d’une charte éthique et déontologique pour se prémunir des conflits d’intérêts, appuyée par la conférence nationale des doyens des facultés de médecine. L’ensemble des UFR doivent s’engager à publier les liens d’intérêts des enseignants et membres des instances de gouvernance, à être transparents sur les financements, à bannir les cadeaux et repas sponsorisés, à citer les produits de santé en dénomination commune internationale (DCI), à proposer des cours sur les conflits d’intérêts ou encore à mettre en place des commissions de déontologie.
Information et formation
Le nouveau classement de Formindep publié il y a quelques jours montre que cette charte n’a pas encore produit tous ses effets, même si certaines facultés ont commencé à changer leur pratique comme à Bordeaux (lire ci-après). « C’est une transformation profonde et il est important de remettre le couvert avec ce type de classement pour encourager les équipes à suivre l’engagement de la charte », précise Paul Scheffer. En attendant, les futurs médecins veulent continuer d’avancer à leur rythme, qui n’est pas forcément le même que les institutions. « C’est bien mais pas assez, explique Gabriel Perraud, ancien chargé de mission “lutte contre les conflits d’intérêts” à l’Isnar-IMG. Nous allons continuer à faire bouger les lignes. Nous sommes en train de travailler pour proposer des formations aux internes. » Cette année, l’Intersyndicale a aussi lancé la campagne nofreelunch, un mois sans repas gratuit. « Le but est de donner des informations sur l’indépendance. Les internes pourront ainsi s’appuyer sur des arguments scientifiques dans leurs discussions en stage avec leurs collègues, chefs ou MSU », explique Gabriel Perraud. « Si l’on est plusieurs à en parler, cela permet de moins sortir du lot avec une position qui peut paraître extrémiste. Sans être forcément d’accord, de plus en plus de chefs écoutent ces arguments. »
Si le tissu associatif est proactif et la nouvelle génération de plus en plus sensibilisée à ce sujet, les carabins ne sont pas tous conscientisés. « Dans nos recueils de données, nous constatons que ce sujet reste majoritairement inconnu des étudiants. C’est pourquoi on souhaiterait que soient intégrées des formations sur l'indépendance dans nos maquettes », insiste Luna Potiron. Beaucoup de chemin reste à parcourir. Dans la thèse de Jessica Poinsard, 78 % des étudiants trouvaient « légitime » de recevoir de la part des laboratoires des repas gratuits, 65 % des cadeaux d’une valeur inférieure à 50 euros, 75 % des remboursements de frais de congrès et 67 % du matériel médical. « Plus c’est petit, plus on a l’impression que ça ne nous marque pas et plus ça impacte », affirme le Dr Sayaka Oguchi, présidente du Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG), également très engagé sur ce dossier.
La médecine générale comme locomotive
Dans ce domaine de l'indépendance, la médecine générale a une longueur d’avance sur les autres spécialités. « Il y a un vrai clivage historique », observe Paul Scheffer. « Mes collègues d’autres spécialités ont beaucoup plus de relations avec les labos, confirme le Dr Marie Brosset, vice-présidente de ReAGJIR. À l’hôpital, ils fonctionnent aussi davantage avec eux pour faire financer des études, des masters, aller à des congrès coûteux, etc. Cela pose aussi la question du financement de la recherche en France. La recherche indépendante n’a pas beaucoup de moyens. »
Le Dr Brosset fait en tout cas partie de toute cette nouvelle génération de médecins généralistes qui ne reçoit pas de représentants de l'industrie à son cabinet. « Les visiteurs nous disent bien que la jeune génération est beaucoup moins ouverte que les précédentes à les recevoir », souligne-t-elle. Brandir l’étendard de l’indépendance pendant ses études, c’est l’adopter pour sa future pratique. En octobre 2018, une étude de BVA pour la Fédération nationale de l’information médicale auprès de 200 médecins montrait ainsi que la visite médicale ne représentait une source d’information pour la pratique que pour 11 % des moins de 45 ans, contre 31 % de 45-54 ans et 42 % des plus de 55 ans. La féminisation de la profession renforce encore cette tendance, puisque sur l'ensemble des généralistes interrogés, 19 % des femmes disaient recevoir des visiteurs médicaux contre 48 % d'hommes.
Contacté, le LEEM, organisation patronale de l’industrie pharmaceutique, n’a pas été en mesure de nous répondre dans les temps.
À Bordeaux, les internes se forment à l’esprit critique
Peu de facultés de médecine ont déjà mis en place des formations pour les internes sur l’indépendance, l’esprit critique et les conflits d’intérêts, selon le dernier classement de Formindep. Avec Paris 13, Bordeaux est la seule UFR à avoir agi dans ce domaine. En 2014, un groupe d’enseignants du département de médecine générale de la faculté girondine décide de travailler à la mise en place d’une « formation à l’analyse critique de la promotion pharmaceutique ». Pour l’élaboration et l’évaluation de ce nouveau cours, sept thèses d’internes dirigées par sept enseignants sont aussi mises en route. « Sur le territoire, il n’y avait aucune formation sur le thème des conflits d’intérêts et de manière générale sur la chaîne du médicament. Nous nous sommes appuyés sur un guide de l’OMS de 2009 traduit par la HAS en 2013 sur « comprendre la promotion pharmaceutique », mais aussi sur les travaux de l’Association américaine des étudiants en médecine (Amsa) », explique le Dr Marco Romero, maître de conférences associé au DMG de Bordeaux. D’abord expérimentée en 2016, la formation est aujourd’hui intégrée au DES de la spécialité. Elle s’articule sur deux jours et 14 heures, divisées en six grands chapitres. « Le but est de rendre les internes compétents pour décrypter les méthodes d’influence. Cet enseignement présente toute la chaîne du médicament depuis la conception des études jusqu’à la délivrance en pharmacie et les moyens d’influence mis en place : leader d’opinion, écrivains fantômes, études sponsorisées… », détaille le Dr Romero. Le tout avec des méthodes pédagogiques innovantes, jeux de rôle, etc. Cette formation devrait faire des petits. « Notre projet est de la proposer aux autres spécialités et aux médecins installés sous forme de FMC », conclut le Dr Romero.