Avant de généraliser « Mon espace santé » au printemps, l’Assurance maladie et l’Agence du numérique en santé ont lancé à l’été 2021 une expérimentation de ce futur outil numérique. Mais seule une poignée de médecins généralistes l’ont testé. Et l’alimentation du dossier médical partagé par les professionnels libéraux suscite toujours des réticences.
« Mon espace santé » doit être le grand chantier de l’Assurance maladie en 2022. C’est en effet l’outil numérique qui va parachever le processus de digitalisation de la santé pour les Français. Concrètement, « Mon Espace santé » va regrouper, pour chaque assuré social, quatre volets : le dossier médical, c’est-à-dire le dossier médical partagé (DMP) et un profil médical ; une messagerie sécurisée dite « citoyenne » ; un agenda pour les rendez-vous médicaux ; un catalogue d’applications. La mise en place de l’outil marque aussi un changement de paradigme. Ce ne sont pas les assurés qui vont créer leur espace mais l’Assurance maladie qui va automatiquement le leur proposer – l’assuré peut s’y opposer.
Une expérimentation avec 50 établissements de santé
Prévue dans la feuille de route du numérique en santé de 2019, la généralisation de « Mon espace santé » est alors fixée en janvier 2022. Afin d’améliorer l’outil avant son déploiement, l’Assurance maladie et l’Agence numérique en santé (ANS) ont mené une expérimentation dans trois départements (Haute-Garonne, Loire-Atlantique et Somme) auprès de 4 millions d’assurés, d’établissements de santé et de professionnels de santé. Il s’agissait de tester les deux services qui sont pour l’instant opérationnels dans « Mon espace santé », c’est-à-dire le DMP et la messagerie sécurisée entre les professionnels de santé et les usagers, et d’intégrer leurs retours avant janvier 2022. Les deux autres volets (agenda et catalogue d’applications) ne sont pas, en effet, encore intégrés ni donc proposés aux assurés. L’expérimentation, qui devait être mise en œuvre durant l’été 2021, est finalement effective depuis l’automne.
Selon l’Assurance maladie dans un communiqué du 17 novembre 2021, « la phase pilote » est une « réussite » : 3,3 millions d’espaces ont été créés et moins de 0,7 % des usagers se sont opposés à son ouverture. Par ailleurs, « plus de 160 000 usagers ont déjà utilisé “Mon espace santé”, et y passent 10 minutes en moyenne lors de leur visite ». Ce qui représente en réalité environ 5 % des personnes disposant de l’outil. L’Assurance maladie met aussi en avant l’alimentation du dossier médical par les établissements de santé : comptes-rendus d’hospitalisation ou ordonnances de sortie. Ainsi, +300 % de documents ont été déposés dans le DMP par les établissements pilotes de Haute-Garonne.
Mais qu’en est-il pour les médecins libéraux ? Combien ont été embarqués dans l’expérimentation ? Interrogée lors d’une conférence de presse le 16 décembre 2021, l’ANS ne fournit aucune donnée et insiste sur la cinquantaine d’hôpitaux et cliniques qui ont participé à la phase pilote dans les trois départements. De fait, il semblerait que « seule une poignée de médecins libéraux », pour reprendre les termes du Dr Stéphane Foulon, expérimentateur dans la Somme, ont pu contribuer à l’expérience. Surtout, les résultats sont bien plus nuancés que l’annonce l’Assurance maladie, selon un document de l’ANS présenté lors d’un séminaire inter-régional que Le Généraliste a pu consulter.
Encore de nombreux freins
Le document de l’ANS met en exergue les établissements de santé qui ont expérimenté « Mon espace santé » et confirme la faible sollicitation des médecins libéraux dans les trois départements pilotes. Il montre également que peu d’usagers se sont emparés de l’outil numérique mis à leur disposition. Par exemple, au total, dans les trois départements, 264 822 mesures (taille, poids, IMC, glycémie…) ont été ajoutées dans les profils médicaux des espaces de santé mais seuls 89 875 usagers sur les 163 000 profils activés ont ajouté au moins une mesure. Concernant la messagerie citoyenne, 1 102 messages ont été reçus par les usagers, 764 mails ont été émis par des patients et 135 adresses de messagerie sécurisée de santé de professionnels ont reçu des messages. Ce qui est relativement peu.
Les retours des établissements de santé et des quelques professionnels de santé libéraux révèlent aussi les nombreux freins qui existent. Outre les problèmes liés aux systèmes informatiques et aux logiciels, l’absence de communication auprès des professionnels et des usagers, le fait de ne pas savoir si le patient a activé son espace santé, les adresses complexes de messagerie des patients et le problème de notification des messages pour les patients sont autant d’éléments qui ne favorisent pas la prise en main de l’outil par les acteurs de santé et les usagers. Les expérimentateurs font d’ailleurs part de leurs recommandations, dont notamment un accompagnement renforcé des établissements de santé, des outils de communication pour les professionnels de santé et l’amélioration de l’information des usagers. Reste à savoir comment ces retours d’expérience vont être intégrés par l’Assurance maladie et l’ANS. Est-ce d’ailleurs pour ces raisons que le début de la généralisation est finalement reporté en mars 2022 selon le calendrier de l’ANS et s’étalera jusqu’à fin mai où la création de tous les comptes « Mon espace santé » sera achevée ?
Des coquilles vides ?
D’autant que la partie est loin d’être gagnée du côté des médecins libéraux. « C’est un outil intéressant pour le patient, mais pas pour les médecins dans leur pratique quotidienne car ils ont tous les dossiers médicaux de leurs patients. Cela peut être un avantage pour un patient que nous ne connaissons pas mais encore faudrait-il que les documents du DMP soient facilement accessibles », argue le Dr Jean-Louis Bensoussan, médecin généraliste à Castelmaurou (Haute-Garonne) et secrétaire général de MG France, qui cependant reconnaît l’« avancée » que représente la messagerie citoyenne pour échanger de façon sécurisée avec les patients.
Pour le Dr Jean-Michel Lemettre, médecin généraliste à Amboise (Indre-et-Loire) et membre de la CSMF, « l’outil n’a d’intérêt que si le volet de synthèse médicale est alimenté par le médecin traitant et peut être consulté par les établissements de santé ». Et d’expliquer : « Pour l’alimenter, il faut que l’information soit codée et saisie rapidement. Aujourd’hui, pour le volet numérique, les médecins sont rémunérés au forfait. Or alimenter le DMP prend du temps, une demi-heure environ par patient. J’ai 400 patients en affection de longue durée. Je vais être rémunéré comme un confrère qui n’a que 25 patients en ALD. » Le praticien évoque également la complexité des procédures d’accès à « Mon espace santé » par les hôpitaux, les urgences et les régulateurs du Samu. « Le vrai sujet est la carte CPS dans les établissements hospitaliers car le DMP et “Mon espace santé” ne sont accessibles qu’avec une CPS », ajoute Jean-Michel Lemettre.
Les espaces de santé risquent-ils alors de rester des coquilles vides comme de nombreux DMP actuellement ? C’est la crainte du Dr Foulon. « Si c’est le cas, on va montrer du doigt le médecin traitant. Or l’alimentation du DMP ne relève pas de sa seule responsabilité mais aussi de celle des acteurs de santé qui sont à l’origine des données : hôpitaux, cliniques, centres d’imagerie, laboratoires de biologie, l’Assurance maladie… Le DMP est une base d’avenir s’il peut intégrer des comptes-rendus d’hospitalisation, des protocoles spécifiques, des déclarations d’arrêt de travail, des séquelles… », estime-t-il. Et de conclure : « En tant que médecin généraliste, je pense que le jour où les gros centres alimenteront le DMP, les médecins traitants l’utiliseront. »
Magali Clausener