Les innovations biomédicales offrent de belles perspectives pour les personnes à risque face au VIH. Mais les besoins des populations précaires ne s’alignent pas nécessairement avec ces nouveaux traitements préventifs. Comment appréhender toutes les dimensions de la précarité dans la santé sexuelle ?
Si la stigmatisation des personnes vivant avec le VIH (PVVIH) était au cœur des présentations et symposiums de la 25e conférence Aids 2024 à Munich fin juillet, très peu de choses ont été dites sur la précarité des minorités. Pourtant, migrants et migrantes, travailleuses du sexe (TDS), femmes trans sont vulnérables face au VIH et ont des besoins particuliers quant à la santé sexuelle. L’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales–Maladies infectieuses émergentes (ANRS-MIE) mène divers projets de recherche au contact de ces populations pour mieux adapter les solutions de soin existantes. Quels enseignements tirer de ces études récentes ?
La cohorte Princesse, menée auprès de travailleuses du sexe en Côte d’Ivoire entre 2018 et 2024, a mis en évidence le décalage entre ce qui est proposé aux personnes précaires en matière de prévention et leurs besoins réels. Des constats valables en France, selon Joseph Larmarange, démographe de santé publique à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et coprésident de la commission scientifique Santé publique et sciences sociales à l’ANRS-MIE.
Revenir aux fondamentaux
« Parce qu’on est éblouis par l’innovation biomédicale, on a tendance à oublier les fondamentaux », regrette Joseph Larmarange, investigateur principal de la cohorte Princesse. Le chercheur explique ainsi que la prophylaxie pré-exposition (Prep) n’est pas une priorité pour les TDS. Ce qui vient en premier lieu, ce sont les préservatifs et le traitement post-exposition (TPE), qui doit être pris dans les 24 à 72 heures après le rapport à risque mais reste trop peu accessible.
Les personnes très vulnérables n’ont ni l’énergie ni les ressources pour s’investir dans une Prep
La Prep est très populaire auprès des hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) et appartenant à des catégories socioprofessionnelles élevées. Mais elle s’inscrit dans une dimension de soin chronique. « Le suivi des personnes prenant la Prep est plus lourd que celui des personnes séropositives », rappelle Joseph Larmarange. En effet, quand les PVVIH dont la charge virale est contrôlée consultent tous les six mois, les personnes sous Prep doivent effectuer des bilans trimestriels. Les personnes en situation de grande précarité n’ont ni l’énergie ni les ressources pour s’investir dans un tel parcours de soins.
Comment amener à la Prep les personnes à risque ? D’après le démographe, ce n’est pas la bonne question. Celle qu’il faut se poser est : « Les personnes qui en ont besoin ont-elles accès à une forme de prévention quelle qu’elle soit, qui leur est adaptée ? ». Par exemple, les TDS semblent plus intéressés par un kit d’urgence post-exposition, simple à prendre en cas d’accident de préservatif.
Les nouveaux formats de Prep injectables à longue durée d’action changent la donne
Dans ce contexte, les nouveaux formats de Prep injectables à longue durée d’action (cabotégravir et lénacapavir) changent la donne. Le lénacapavir en particulier, avec seulement deux injections par an, répond aux besoins des TDS et des populations migrantes, et sans risque identifié de résistances croisées, contrairement au cabotégravir. Mais la mise en œuvre est encore loin. Fin mai, des personnalités scientifiques, politiques et médiatiques, telles que la Prix Nobel Françoise Barré-Sinoussi ou l’actrice engagée Sharon Stone, ont appelé le laboratoire Gilead à rendre le lénacapavir accessible aux pays pauvres. Le Pr Yazdan Yazdanpanah, directeur de l’ANRS-MIE, le revendique aussi : « Il est primordial que l’on se batte pour que cette molécule soit disponible partout. Même en France, il faut que le prix soit raisonnable. C’est un combat à commencer dès aujourd’hui ».
Penser le VIH dans la santé sexuelle et inversement
La lutte contre le VIH n’arrive pas au premier plan pour les personnes précaires. Par exemple, les TDS sont bien plus inquiètes vis-à-vis d’autres IST qui, en induisant des lésions génitales, des leucorrhées anormales ou encore des inflammations pelviennes, les empêcheraient de travailler. Il en va de même pour les personnes migrantes : sans titre de séjour, logement ou travail, la santé sexuelle passe au second plan. « On arrive aux limites de la prévention biomédicale en l’absence des bases de sécurité de la personne », précise Annabel Desgrées du Loû, démographe en santé publique à l’IRD, qui travaille sur les populations immigrées d’Afrique subsaharienne en Île-de-France.
Comme l’exprime Joseph Larmarange, la manière d’envisager la prévention doit être repensée : « Il faut réfléchir par besoins de populations en santé sexuelle plutôt que par virus. La conférence Aids 2024 a mis de la santé sexuelle dans le VIH mais il faut aussi appréhender la situation dans le sens inverse et considérer le VIH dans la santé sexuelle ». Les outils doivent être diversifiés pour englober toutes les situations d’exposition dans les différentes populations et leurs intersectionnalités. Une étude en cours de Bruno Spire, directeur de recherche en santé publique à l’Inserm, ne recense que 15 % de femmes trans VVIH nées en France. Les autres sont des femmes immigrées d’Amérique latine, qui vont souvent vivre du travail du sexe.
Trop de personnes échappent au dépistage
Les contaminations par le VIH chez les migrants se font souvent en France. « Beaucoup de migrants arrivent séronégatifs et se contaminent sur le territoire car ils n’ont souvent d’autre choix que d’échanger des services sexuels contre de la nourriture ou un logement » déplore Bruno Spire. Sans papiers, les migrants se cachent : il est impossible de les mettre sous Prep. « Lorsqu’ils sont enfin dans des situations stables, il est généralement trop tard pour faire de la prévention. » Et ce, même pour des séjours prolongés, enchérit Annabel Desgrées du Loû : 26 % des migrants encore en situation de précarité sont contaminés après six ans de vie en France. « La meilleure prévention, c'est d'avoir un toit », souligne-t-elle.
Les migrants n’ont souvent d’autre choix pour survivre que d’échanger des services sexuels
Bruno Spire, directeur de recherche en santé publique à l’Inserm
Pour Joseph Larmarange, en France, la question politique pèse lourd. « Alors que les populations les plus touchées par le VIH sont pauvres, parler uniquement de stigmatisation renvoie à la perception des pays, alors que centrer sur la précarité implique une responsabilité des politiques dans la lutte contre les inégalités », explique-t-il. Les attaques envers les populations étrangères et les personnes transgenres sont un danger particulièrement important. Bruno Spire s’alarme des discours politiques autour de l’aide médicale d’État (AME) : « La suppression de l’AME serait une catastrophe. En précarisant encore plus les personnes, il y aura plus d’échanges économico-sexuels et l’épidémie va se répandre dans d’autres populations ».
Selon Annabel Desgrées du Loû, quand les inégalités surviennent ou se creusent, ce sont les précaires qui en pâtissent le plus. La démographe cite notamment les travaux de Michael Marmot, chercheur en santé publique qui défend un universalisme proportionné, soit un système hétérogène (renforcé pour les personnes éloignées du soin), afin d’aboutir à une égalité en santé. La stratégie de « l’aller vers », avec des antennes mobiles par exemple, ne peut passer que par un système public fort, défend-elle.
DapiRing : une Prep intravaginale mensuelle
Le DapiRing (ou Dapivirine Ring) est un dispositif intravaginal de libération d’antirétroviraux, via un anneau similaire aux anneaux contraceptifs. Autorisé par l’Agence européenne du médicament depuis 2020, il est recommandé par l’OMS pour les femmes à risque. L’étude Aspire, menée dans quatre pays africains, a montré que l’anneau réduisait le risque d’infection de plus de 56 % chez les femmes de plus de 21 ans.