Au lendemain de la remise du rapport commandé par Matignon, Ségur et Beauvau sur l’aide médicale d’État (AME), coécrit avec Patrick Stefanini (Les Républicains), l’ancien ministre de la Santé (1988-1991) Claude Evin (Parti socialiste) raconte au Quotidien les coulisses de son travail.
LE QUOTIDIEN : Que faut-il retenir de votre rapport ?
CLAUDE EVIN : Que l’AME est utile : elle répond à un vrai besoin de prise en charge des personnes en situation irrégulière, pour des raisons de santé publique et, aussi, de fluidité, car elle permet un accès à une offre de soins ambulatoire – libérale ou centre de santé – de premier recours. Elle évite ainsi de déporter la demande de soins sur l’hôpital et permet d’intervenir relativement tôt dans l’apparition d’une pathologie. Il est nécessaire qu’il y ait cette prise en charge financière qu’elle assure.
Qu'est-ce qui vous a le plus surpris ?
Que toutes les personnes éligibles ne demandent pas l’AME ! C’est l’étude de l’Irdes de 2019 qui le montre, avançant le chiffre de 51 % de non-recours. Et celles qui la demandent le font souvent tardivement, ce qui s’explique notamment chez les hommes qui n’ont pas besoin de soins et qui ainsi n’en font pas la démarche. En moyenne, les étrangers en situation irrégulière font la demande après trois ans et demi sur le territoire, ce qui montre que l’AME n’est pas un facteur d’attractivité. Ils ne viennent pas en France pour en bénéficier.
En revanche, il est vrai qu’ils en bénéficient longtemps, quand ils restent sur le territoire. En quelque sorte, l’AME les accompagne dans la clandestinité, comme d’autres mesures telles que la scolarisation des enfants. Elle leur permet également de bénéficier d’autres aides par les collectivités territoriales. Nous avons mis tout cela en évidence dans notre rapport pour valider l’intérêt du dispositif, mais également soumettre quelques propositions.
Sur quels points n’étiez-vous pas d’accord avec Patrick Stefanini ?
Il n’y a que deux propositions où nous n’avons pas trouvé de consensus. S’agissant de la première, je comprends sa réflexion. M. Stefanini évoque le fait que les étrangers en situation irrégulière le restent longtemps et que leur situation n’est pas réexaminée par la préfecture, alors qu’elle pourrait faire l’objet d’une régularisation. Il propose donc que lors d’un renouvellement d’AME, le demandeur prouve qu’il est allé en préfecture faire une demande de régularisation. Je considère, à titre personnel, que c’est une procédure qui conduirait à des renoncements, car se rendre à la préfecture pour un étranger en situation irrégulière peut être considéré comme un risque.
Au sujet de la deuxième, j’ai exprimé un désaccord. Il défend l’idée qu’il faudrait examiner la situation d’un étranger qui entre dans un parcours de soins long et coûteux – qui serait considéré comme une affection longue durée (ALD) s’il était un assuré social – pour vérifier s’il ne peut pas bénéficier de ce soin dans son pays d’origine, à l’instar de la procédure pour les « étrangers malades ». À mon sens, il est difficile vis-à-vis d’un patient qui déclare un cancer de lui dire : « nous allons vous ramener dans votre pays avec votre cancer, alors que nous ne l'avons pas fait avant ». Cela voudrait aussi dire que les ALD seraient aussi exclues du panier de soins de l’AME, ce qui ne serait pas cohérent avec ce que nous disons par ailleurs.
Qu'avez-vous pensé du débat et des fortes tensions au sujet de l'AME dans le cadre du projet de loi immigration ?
J’espère que le rapport que nous avons produit évite un certain irrationnel… Il n’y avait en tout cas aucune crispation dans les rangs de la mission. Des points de vue différents se sont exprimés lors de nos auditions. Le Sénat, lui, s’est prononcé sur un sujet qui n’était pas dans le texte initial du gouvernement et qui n’a pas directement de rapport avec le statut des étrangers… Nous avons, à la mission, réalisé un travail d’objectivation du débat, lequel contient également une analyse critique de l’amendement du Sénat. Il appartient désormais aux parlementaires d’apprécier l’AME.
Avez-vous pu mesurer des divisions profondes chez les médecins sur le sujet ou plutôt perçu l’opinion majoritaire de défense de l’AME, qui s’est exprimé dans de nombreuses tribunes ?
Nous n’avons pas rencontré d’interlocuteur médecin contre l’AME. Ils y étaient tous favorables. Ce que nous avons pointé dans le rapport, c’est qu’en l’absence d’une carte électronique d’AME, la procédure papier est vue comme fastidieuse par certains médecins et peut les rebuter. Nous avons également fait un sondage, consultable en annexe de notre rapport, qui rapporte la même chose.
Faut-il un texte de loi pour modifier l'AME ? Ne craignez-vous pas une récupération politique, en proposant d’ajuster le dispositif ?
Si des propositions que nous formulons étaient retenues, elles nécessiteraient un texte de loi. Pas une « grande loi », mais des ajustements législatifs. La question est la suivante : prenons-nous en charge les soins des étrangers en situation irrégulière ou pas ? Notre analyse critique de l’article au Sénat pointe des difficultés d’accès aux soins, un retard de prise en charge et un coût financier pour l’hôpital… Les propositions que nous faisons n’appellent pas à une aide médicale d’urgence. Nous évoquons plus de contrôles, une carte électronique, etc. Ce rapport permet des éléments d’appréciation adaptés à la réalité de la situation.
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