MICKAEL NAASSILA : Vous dénoncez un manque de moyens et de programmes de recherche sur l'alcool. Quelle est la situation actuelle ?
LE QUOTIDIEN : Nous avons des grands centres de recherche bien identifiés en France où nous travaillons beaucoup sur la cocaïne, les opiacés et la nicotine, mais beaucoup moins sur l'alcool. Les Américains ont un budget « alcool » de 460 millions de dollars (410 millions d'euros) pour financer les travaux de centaines de chercheurs dans une vingtaine d'instituts spécialisés. Il n'existe plus d'appels d’offres spécifiques depuis que le programme SAMANTA, « santé mentale et addiction », de l'agence nationale de la recherche est devenu un appel d’offres générique. L'INCA a un appel d’offres sur le tabac, mais pas sur l'alcool.
C'est un vrai problème pour mon unité où j'ai recruté des chercheurs pour travailler sur les liens entre alcool et cancer et pour lesquels je trouve difficilement des financements. L'alcool est un problème peu visible qui n'est pas considéré comme un sujet prioritaire.
Où se situent les blocages ?
La littérature montre une corrélation entre le nombre de publications sur l'alcool et la tolérance de la société vis-à-vis de ce produit. Nous avons en France des lobbies politiques et économiques très forts qui agissent sur la représentation culturelle de l'alcool, en poussant par exemple l'idée fausse que le cidre ou le vin seraient moins nocifs que des boissons plus fortes.
Il faut aussi casser l'image du bénéfice cardiovasculaire de produits comme le vin. L'alcool est une cause majeure de l'hypertension artérielle. En diminuant la prise d'alcool de patients hypertendus on peut diminuer la pression artérielle d'un ou deux points.
Des initiatives comme la semaine européenne de communication autour des dommages de l'alcool, qui a lieu en novembre, ne sont pas bien relayées en France. Les Belges parviennent à organiser un mois sans alcool, alors qu'en France on me refuse une « journée sans alcool » pour des arguments culturels et financiers. Il y a un vrai tabou à ce niveau-là.
Quelles sont les mesures qui pourraient être prises pour lutter contre le mésusage ?
Il y a 5 millions de Français qui ont une consommation à risque dont 2 millions d'alcoolodépendants. Il va falloir affronter les lobbies alcooliers et politiques. Je suis un fervent défenseur des taxes, ne serait-ce que pour équilibrer les assises fiscales entre les différents alcools.
Le nerf de la guerre, c'est aussi la formation si l'on veut mettre en place le repérage précoce et l’intervention brève. Il faut sensibiliser les étudiants dès la première année de médecine, comme l'a préconisé la MILDECA il y a plusieurs années. Actuellement, on ne leur propose que quelques heures en fin de parcours alors que la pression des examens et la vie étudiante les confrontent à l'alcool dès la sortie du bac.
Plus précisément, quels sont les thèmes de recherche qui mériteraient d'être explorés ?
À l'international, la différence de sensibilité entre les deux sexes est devenue une priorité. Plus globalement, la compréhension des vulnérabilités est un enjeu. Tout le monde ne devient pas dépendant, et même chez les patients dépendants à l'alcool, certains développent des pathologies sévères et pas d'autres. Il faut comprendre pourquoi. On ne sait pas non plus comment le « binge-drinking » affecte les cerveaux encore en maturation des adolescents.
Un autre petit point faible typiquement français est l'accès aux cohortes, même si nous participons à la cohorte européenne IMAGEN.
Est ce que la nomination du Pr Agnès Buzin au ministère des Solidarités et de la Santé est un signe encourageant ?
Oui, de même que la nomination de Nicolas Prisse à la tête de la MILDECA et surtout la création d'un groupe de travail « alcool » au sein de l'agence Santé Publique France. On peut espérer que des discussions déboucheront sur un plan de réduction de l'alcoolisme à l'image du plan de réduction du tabagisme.
Plusieurs rapports préconisent la réalisation d'un tel plan, à commencer par la publication du « Bulletin épidémiologique hebdomadaire » du 7 juillet 2015 qui montre que l'alcool est une des premières causes d'hospitalisation en France, avec un coût annuel estimé à 17,6 milliards d’euros. La Cour des comptes elle-même a épinglé nos politiques de lutte contre les consommations nocives d'alcool.
* édition Le Muscadier, www.muscadier.fr, col. Choc Santé (partenariat avec l'INSERM), 128 p., 9,90 euros
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