LE QUOTIDIEN : Comment comprendre l'explosion du recours à la chirurgie esthétique, notamment chez les jeunes ?
ANNE GOTMAN : La chirurgie esthétique, plus que centenaire, a commencé par corriger des disgrâces et des défauts marquants, et à réparer des dégâts vécus comme une perte d'identité (par exemple, des corps féminins transformés par de multiples grossesses). Puis elle s'est penchée sur le vieillissement, pour tenter d'en corriger les signes.
Aujourd'hui, la logique a changé. Les jeunes, notamment, se tournent vers la chirurgie esthétique pour ajouter des choses à leur corps et se mettre à la mode. Il s'agit moins d'une recherche de la beauté que d'un désir de se conformer à des normes. Le corps est réifié : il devient un objet qu'on façonne « à la manière de ».
Cela s'explique en partie par notre rapport aux images : on ne cesse de scruter notre corps et de le prendre en photo. L'image de soi est démultipliée dans un jeu de miroirs vertigineux.
Mais cela s'inscrit aussi dans une lame de fond plus ancienne, qui est le marché de l'insatisfaction. Des produits de beauté aux régimes, tout est là pour nous dire ce qu'on doit faire pour notre corps, comme si nous ne devions plus jamais être satisfaits de notre apparence, ni accepter le vieillissement du corps. La chirurgie esthétique est le summum pour réduire cette insatisfaction qui se nourrit d'elle-même.
Sans compter que son marché en lui-même évolue. Les techniques sont de moins en moins invasives, l'offre ne cesse de se perfectionner, et les interventions deviennent des objets de consommation presque courants.
Tous les profils sont-ils concernés ?
Le recours au crédit permet aux jeunes femmes de milieu très modeste de financer un acte de médecine esthétique. Ce n'est plus une pratique réservée à une minorité aisée.
Les hommes ne sont pas tenus à l'écart du phénomène, tout comme ils sont aussi la cible des stratégies de marketing de l'industrie cosmétique. Cela se traduit essentiellement par le recours aux greffes capillaires.
Quant à la chirurgie des parties intimes du corps, elle reflète une sexualisation du corps qui n'est plus honteuse, mais qui revêt une dimension de performance. Il faudrait avoir les formes d'une sexualité accomplie telles que nous les présentent les réseaux sociaux.
Cette banalisation du recours à la médecine esthétique comporte-t-elle des risques ?
Elle n'est pas sans conséquences à l'échelle de la société. Le recours à la chirurgie esthétique devient une telle norme que cela provoque un positionnement, avec ses partisans et ses farouches opposants.
À l'échelle individuelle, certaines femmes que j'ai interviewées il y a dix ans pour mon enquête m'alertaient sur le risque d'un « abonnement » à la médecine esthétique. Sitôt une première intervention réalisée, le désir d'une suivante surviendrait et c'est ainsi que l'on voit des visages « chirurgicalement modifiés ». Les chirurgiens réfutent cette idée, mais il faudrait faire des statistiques pour s'en assurer.
Que dit ce phénomène de notre rapport à la médecine ?
Depuis longtemps, la médecine ne se limite plus à intervenir uniquement sur des corps malades, pour le meilleur mais aussi… pour le pire. Un recours aussi banalisé à la chirurgie esthétique n'a aucune vertu thérapeutique, si ce n'est sur l'immense continent qu'est le moral. En l'occurrence, il ne s'agit plus de bien-être (soulager une personne d'un défaut qu'elle ne supporte pas). On est passé dans une recherche du toujours plus, qui tend à être une fuite en avant, voire une aliénation.
Il me semble que le coût d'arrêt le plus radical pourrait venir des chirurgiens eux-mêmes (même si cela ne suffira pas à faire changer les comportements - plusieurs acteurs devraient faire entendre leur voix). Il me semble qu'il y a un danger à ce qu'il n'y ait plus aucun partage entre la médecine et la non-médecine.
L'Identité au scalpel. La chirurgie esthétique et l'individu moderne, éditions Liber (2016)
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