Idées
PLATON DISTINGUAIT les techniques productives et les techniques d'acquisition. La science relève selon lui de ce second cas, elle est une quête forcenée, qui, selon le philosophe grec, l'apparente à la chasse. La recherche expérimentale est une chasse à l'homme : médecins et physiologistes doivent trouver facilement des corps et intervenir sur eux. Tâche rendue compliquée par l'interdiction chrétienne de la dissection.
Grégoire Chamayou, chercheur et philosophe, présente rapidement la thèse selon laquelle « une des formes dominantes de technologies d'acquisition dans l'histoire de l'expérimentation humaine a été l'avilissement des sujets de l'expérience, que cet avilissement ait été directement initié par l'expérimentation ou qu'il ait préexisté à la démarche expérimentale comme une externalité disponible dont il pouvait tirer parti ».
Proche du déchet.
Cette « fameuse externalité disponible » existe déjà sous la forme idéologique ! « Il y a des êtres qui sont destinés à être esclaves », disait Aristote. Les êtres présumés « vils » peuvent être sans aucune honte avilis. Autrement dit, la position de fortes inégalités naturelles justifie l'utilisation de corps humains historiquement et socialement proches du « déchet ».
L'externalité scientifique n'est que le terme correct pour évoquer le vivier de cobayes que vont constituer par exemple les torturés ou les condamnés à mort : chair morte ou en sursis de mort, facilement accessible.
La faculté française est gourmande de corps et envoie quelques sbires s'emparer des suppliciés. Scènes hallucinantes où « on se précipitait sur le cadavre encore chaud, on l'emportait de force dans la boutique de quelque chirurgien, où l'on se barricadait contre la maréchaussée ». On ne sait s'il faut voir quelque trace d'humour noir anglais, dans le fait que de l’autre côté de la Manche, le meilleur moyen de se procurer des corps à disséquer était de les négocier avec les condamnés à mort eux-mêmes ! Ceux-ci, misérable chair à l'encan, faisaient monter les prix, pour faire des orgies avec l'argent reçu, entre le jugement rendu et son exécution !
L'invention de la guillotine scellera les noces des savants et des bourreaux. Essayée d'abord sur des cadavres et des animaux le 17 avril 1792, elle favorise les études sur les vies séparées du corps et de la tête*. C'est ainsi, dit G. Chamayou, que « le pouvoir médical ne se contente plus de venir négocier les cadavres à disséquer, il statue sur la façon même dont il va produire ces cadavres ».
Si la médecine de l'époque trouve son compte dans la constitution de stocks de cadavres, elle doit bien déplorer le fait suivant : on ne peut généraliser à partir d'un corps mort, comment induire de l'inerte au vif, et conclure sur une physiologie que l'on vient justement d'arrêter ? L'idéal ne serait-il pas de disséquer à vif ? Ou d'obtenir un cas tel celui d'Alexis Martin.
Ce trappeur canadien, blessé au ventre par un coup de fusil en juin 1822, finit, à la suite d'une ouverture fistulée, par exhiber un morceau d'estomac à l'air libre, permettant d'observer in vivo les fonctions digestives, une vivisection qui semble ne pas modifier le reste de l'organisme, tout en restant… humaine ; observer sans détruire, le rêve de Claude Bernard.
Doublures.
L'histoire que raconte ce livre est celle des pauvres, des condamnés, de ceux qui n'ont plus aucun droit sur leur corps puisque bientôt ils n'en auront plus. En attendant, ils peuvent être goûteurs de poisons, ou servir de cobayes à des expériences que l'on fera sur des nobles si tout va bien, ce sont des doublures.
Pauvres, condamnés, et noirs, bien sûr, qui, dans les colonies d'Europe ou d'Amérique, se voient inoculer divers virus en tant que sujets inhumains. Eux sont des « doublures de Blancs ». Le racisme qui imprègne la science de l'époque conduira à questionner la valeur, pour les Blancs, d'une expérimentation sur un corps noir.
Bientôt, les médecins coloniaux, un peu à l'étroit dans les structures de l'hôpital ou de la prison, créent des camps d'expérimentation. Regardez bien cette expression, et lisez à travers elle une dénomination voisine à venir. « Il n'est aucun document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie », disait Walter Benjamin.
* La décollation de Charlotte Corday, le 17 juillet 1793, donna lieu à une scène atroce. Involontaire expérimentateur, le bourreau exhiba et gifla la tête dont les joues se couvrirent de rougeurs.
Grégoire Chamayou, « Corps vils », Ed. La Découverte, 289 p., 24,50 euros.
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