Tuly Flint, thérapeute spécialisé israélien : « On assiste, au sein de la société israélienne, à une progression inquiétante du niveau d’anxiété générale »

Publié le 29/11/2023
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Ancien officier de l'armée israélienne, Tuly Flint est aujourd'hui thérapeute spécialisé dans le traitement des traumatismes et des post-traumatismes dans les contextes de guerre.

Crédit photo : DR

LE QUOTIDIEN : Comment la société israélienne gère-t-elle l’après-7 octobre d’un point de vue psychologique ?

TULY FLINT : Le massacre du 7 octobre, où 1 400 Israéliens sont morts et 240 toujours aux mains du Hamas ou de groupes palestiniens affiliés (bilan cité à la date de l'interview, NDLR), représente un choc exceptionnel pour Israël. Chaque Israélien connaît au moins une victime ou des militaires engagés : le traumatisme est donc aussi bien intime, familial que communautaire ou identitaire. D’un point de vue strictement psychologique, la période où les réactions de stress aigu ont lieu, qui s’étale de quatre à cinq semaines, est en train de se terminer.

Beaucoup de gens ont été pris en charge : l’ensemble de la communauté qui travaille sur les traumatismes, notamment les spécialistes de la thérapie EMDR (une technique de désensibilisation et de retraitement de l'information grâce aux mouvements oculaires, NDLR), a travaillé d’arrache-pied afin de prévenir le plus tôt possible l’émergence de troubles de stress post-traumatique (TSPT). On a en particulier travaillé avec les victimes les plus directes du 7 octobre ou de la guerre à Gaza. Maintenant, il s’agit d’aider des populations plus délicates d’approche : les soldats qui se battent depuis une dizaine de jours à l’intérieur de Gaza ; les familles dont des proches ont été kidnappés et pour lesquelles la blessure traumatique est toujours ouverte.

Comment ces troubles de stress post-traumatiques se matérialisent-ils dans la société israélienne ?

Selon les chiffres, 90 % des gens se remettent d’eux-mêmes d’un traumatisme, 8 % ont besoin d’une aide thérapeutique et 2 % doivent faire l’objet d’un suivi psychologique prolongé. Finalement, les TSPT concernent 1 % d’entre eux. Cela signifie qu’on assiste au sein de la société israélienne à une progression inquiétante du niveau d’anxiété générale, mais pas à une généralisation des TSPT.

Quelles sont vos urgences désormais ?

Nous devons concentrer notre travail sur les familles les plus démunies ou les communautés rétives à la thérapie, qui sont souvent les plus à risque de développer des TSPT. Un autre point important : pour agir efficacement, mieux vaut avoir recours aux thérapies spécialisées dans les traumatismes, à l’image de l’EMDR. Les améliorations sont plus sûres. Avec les méthodes classiques, le risque de ne pas aider le patient, voire de lui nuire, existe.

La population israélienne est confrontée à de multiples traumatismes depuis la création d’Israël. Comment cela se traduit-il ?

La société israélienne a développé une forte résilience aux drames. Je soigne parfois des touristes choqués après, par exemple, un tir de missiles, quand l’Israélien a, lui, appris à « vivre avec ». Mais cette résilience a un revers : à la fin de la journée, nous sommes souvent tendus à l’extrême, parfois en colère. En clair, notre résilience pave le chemin à des formes de violences, contre soi, contre les siens, ou les autres.

Du point de vue des réactions psychologiques, le 7 octobre est-il similaire à d’autres chocs passés ?

Oui, à l’exclusion des personnes dont les proches ont été pris en otage ou sont portés disparus. Ils sont toujours en état de choc, sans possibilité d’entamer un processus de guérison, puisque, pour eux, l’événement traumatique n’est pas terminé. Leur blessure est différente. Elle reste une plaie béante, qu’on sait mal traitée.

Vous êtes un fervent défenseur de la coexistence. Le 7 octobre a-t-il changé quelque chose ?

Les traumatismes répétés que nous vivons, Palestiniens comme Israéliens, nourrissent en permanence le souvenir douloureux et reculent la possibilité d’une résolution (politique, NDLR) du conflit. Vous êtes dans votre douleur, dans ce sentiment d’être menacé ; incapable, de fait, d’empathie vis-à-vis de l’autre, que vous considérez comme l’adversaire à abattre. Mais la catastrophe actuelle représente un vrai carrefour. Avec deux options, selon moi : soit nous précipiter dans le mur, Palestiniens et Israéliens s’entraînant vers l’abîme comme nous l’avons fait jusqu’à maintenant ; soit nous permettre de réveiller nos consciences et nous aider à voir l’autre comme un être humain.

La fenêtre de tir est étroite, d’autant que les Israéliens et les Palestiniens sont meurtris, blessés de toutes les façons possibles. À force de traumatismes, nous avons dépossédé l’autre de son humanité. Nous avons fini par considérer ses droits comme moins importants que les nôtres. Je veux croire cependant qu’il y a encore assez de gens dans les deux sociétés qui refusent ce schéma et pensent qu’un accord de paix, permettant de vivre les uns aux côtés des autres, est possible.

Repères biographiques

1967

Naissance à Jérusalem

1985

Rejoint l’armée. Il finit en 2018 lieutenant-colonel de réserve, spécialiste de santé mentale

1998

Débute une carrière de clinicien thérapeute, spécialiste du traitement des traumatismes et du syndrome de stress post-traumatique (SSPT) auprès des individus, des groupes et des familles

2005-2021

Doctorat sur les composantes spirituelles dans la guérison du SSPT, université de Bar-Ilan (Israël)

2014

Rejoint l’ONG Combatants for Peace, qui prône l’égalité des droits entre Palestiniens et Israéliens et la fin de l'occupation

 

Entretien réalisé par Anouck Chergui

Source : Le Quotidien du médecin