Débats, ébats et coups bas

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Publié le 03/05/2018
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Si Strasbourg fut l’une des capitales de la contestation, animée notamment par les « situationnistes » qui fustigeait « la misère en milieu étudiant », les événements y furent rarement violents, hormis quelques échauffourées lorsque Daniel Cohn-Bendit franchit le Rhin après avoir été expulsé de France.

Le Palais Universitaire, où flottait le drapeau rouge, était le centre névralgique du mouvement. Mais les étudiants de toutes les Facultés n’y abordaient pas uniquement l’avenir du monde, comme s’en souvient le Dr Paul-André Befort, installé depuis 1962 à quelques pas du Palais universitaire de Strasbourg, qui vécut littéralement mai 68 au pied de sa porte… Il raconte : « Le 12 ou le 14 mai j’ai vu le premier. Puis, presque tous les jours un nouvel atteint. Le premier, je lui avais offert une consultation et une injection gratuite. J’ai poursuivi pour les suivants. Ils furent quatorze à défiler dans mon bureau et ma salle d’examen. Tous fils de bons et grands bourgeois de la région. Quatorze, avec des brûlures à la miction, des écoulements, des douleurs urogénitales, des zizis en feu. Les chaudes-pisses ou blennorragies fleurissaient dans l’aula du Palais où tout le monde squattait et se mélangeait. Un examen rapide, un médicament, une injection de Trobicine et retour au combat. Pas le temps d’analyses complémentaires, de considérations éthiques ou sanitaires. Pour la plupart, c’était la découverte de la sexualité, la liberté et l’aventure débridée. La Révolution autorise tous les ébats, débats et coups bas. Bas-bleu s’abstenir, ici on change le monde !! »

L'amorce d’une vraie révolution sexuelle

Le Dr Befort prend sa retraite 33 ans plus tard, et classe à cette occasion des vieux dossiers. « Je retrouve les noms de ceux qui s’étaient présentés à mon cabinet lors des évènements de mai 68. Aucun n’est revenu par la suite pour contrôle. Mais sur les quatorze, je retrouve les noms d’acteurs sociaux, politiques et artistiques régionaux et nationaux de grande notoriété aujourd’hui, pères de famille tranquilles ou diplômés de grandes écoles. Le souvenir de mai à Strasbourg doit, pour eux, rester une expérience de culture générale comme le fil d’un funambule à l’impossible équilibre. Il n’est pas donné à tout le monde de promener ses bleus à l’âme sur des barricades imaginaires », indique-il.

Au-delà des seuls étudiants, ce généraliste voit dans mai 68 l’amorce d’une vraie révolution sexuelle, qu’il ressentira concrètement dans son cabinet. « Avant cette époque, jamais aucune patiente ne me parlait de jouissance ni de plaisir, alors que ces tabous se sont effacés par la suite », explique-t-il au « Quotidien ». S’il lui semble que certaines de ses patientes se sont « sexualisées » après 1968, voire ont choisi ou accepté d’apparaître comme des « objets de consommation », il s’interroge aussi, 50 ans plus tard, sur les discours actuels entourant la sexualité, le consentement et le harcèlement, comme si le balancier du temps passait, régulièrement, d’un bout à l’autre du cadran… Enfin, comme beaucoup de généralistes de cette époque, le Dr Befort laissera, après 1968, sa blouse blanche et sa cravate au vestiaire des accessoires révolus : « Avant, il m’aurait paru inconvenant de ne pas en porter pour travailler, alors qu’après, nous étions peu nombreux à en mettre encore, surtout en ville. Car il rappelle que mai 1968 reste un phénomène urbain, y compris chez les médecins, alors que son influence fut négligeable dans les campagnes. Deux phrases résument, aujourd’hui encore, ma vision des événements, conclut-il : l’omniprésent « il est interdit d’interdire » poché sur tous les murs, et la réplique célèbre du Pr Kammerer, alors directeur de la clinique psychiatrique, face aux étudiants en grève : « Autrement dit, ce que vous demandez c’est l’égalité du père et du fils ».

Denis Durand de Bousingen

Source : Le Quotidien du médecin: 9662