GROUND zero est tout proche. C’est ici, à l’hôpital Saint-Vincent, un établissement privé non lucratif du sud de Manhattan, qu’ont débarqué les victimes du 11 septembre. Dans la salle de repos, décorée par le drapeau américain, des médecins font un break. Tout juste le temps d’avaler un café, le bip à portée de main, un œil sur la télé qui déverse ses news. D’actualité, on débat souvent ici. Le ton s’anime, c’est systématique, dès qu’il s’agit de la réforme santé d’Obama. Les avis médicaux sont tranchés, et les soutiens, minoritaires. Le Pr Steven Stern, anesthésiste-réanimateur, est clairement contre. « Je crains une baisse du remboursement accordé aux médecins si Medicare (l’assurance publique réservée aux plus de 65 ans) est étendu à plus de monde », résume-t-il.
Certains hôpitaux new yorkais salarient leurs médecins. À Saint-Vincent, les médecins facturent leurs prestations aux assureurs ; ils sont rémunérés à l’activité. « You eat what you care », ironisent-ils. Avant de repartir au bloc, le Dr Dennis F. Fabian, chirurgien orthopédique, fait un rapide calcul. La réforme pourrait lui faire perdre des milliers de dollars chaque mois. « Si Medicare rembourse moins bien, je prendrai moins de patients Medicare. Faire entrer 30 millions de personnes dans le système du jour au lendemain va allonger les délais d’attente et la durée de séjour faute de lits d’aval. Ca va stresser le personnel. » Déjà à cran, sans doute, après le plan d’économies de l’hôpital, qui vient de licencier 10 % de ses effectifs.
Soucieux, le Pr Neil Schachter, pneumologue à l’hôpital Mount Sinai, l’est également. Son établissement hautement spécialisé jouxte Central Park, où se côtoient les gens des beaux quartiers et les habitants du Bronx et de Harlem. « Les médecins sont très divisés, dit le pneumologue. Tous sont d’accord pour mieux couvrir la population, mais certains craignent que cela se fasse au détriment des activités de pointe. Le problème, c’est que personne ne sait comment la loi va se traduire dans les faits. » Le Pr Schachter relève un autre problème, que ne résout pas le projet de loi : « L’observance des traitements est mauvaise dans les couches sociales défavorisées. On voit arriver des détresses respiratoires aux urgences car l’asthme n’est pas traité. Il y a des pertes de chance pour des raisons culturelles ou logistiques – pas de possibilité de laisser son enfant à la maison, par exemple. Le problème dépasse la seule organisation du système de santé. »
Cette Française, médecin généraliste à New York, et soucieuse de garder l’anonymat, est franchement hostile au projet de loi. « Le système actuel est très satisfaisant pour les patients, assure-t-elle. Tout le monde est soigné aux États-Unis. Affirmer le contraire, c’est mentir. Les non couverts vont aux urgences, où les refus de soins n’existent pas car la loi l’interdit. Cette réforme n’était pas nécessaire. Le gouvernement a manipulé l’opinion publique pour glorifier son image. La loi, si elle est votée, ne s’appliquera qu’en 2012, juste avant les élections, comme par hasard. Elle risque de dégrader la qualité des soins : si leurs revenus baissent, les médecins vont multiplier les actes. La réforme à faire ? Limiter les poursuites contre les médecins et le coût de notre assurance contre la " malpractice " (les erreurs médicales). Le gouvernement a refusé cette réforme, car les avocats le soutiennent à coup de millions de dollars ».
Travailler plus et gagner moins ?
Dans la salle d’attente du Dr Patrick Mizrahi, une fontaine à eau, de confortables fauteuils, le programme du Metropolitan Opera. Généraliste sur la 86e rue, le Dr Mizrahi voit défiler une clientèle solidement assurée. Sauf exceptions. « Ce matin, raconte-t-il, j’ai reçu deux adultes obèses, hypertendus, limite diabétiques, que je n’avais pas vus depuis 18 mois. Sans traitement ! Le syndrome métabolique typique des États-Unis, qui nécessite beaucoup de médicaments. Quand le patient n’a pas les moyens d’acheter ses médicaments, j’adapte ma prescription. Il m’arrive même d’appeler son assureur, et de mentir, pour obtenir l’autorisation de modifier le traitement ». La réforme Obama, le Dr Mizrahi la trouve formidable. « Les gens conserveront leur assurance en cas de changement d’emploi. Les enfants seront couverts jusqu’à 26 ans. Les princeps, et plus seulement les génériques, seront remboursés dans le cadre de Medicare », énumère-t-il. Ces dernières années, le Dr Mizrahi a travaillé plus, et gagné moins. « Les assureurs ont décidé de moins rembourser nos actes, si bien qu’en dix ans, le choix des étudiants pour la médecine générale a baissé de 30 %. Les honoraires des spécialistes ont également baissé, à tel point que la médecine est devenue un jeu où certains multiplient inutilement les actes ». En tant que généraliste, le Dr Mizrahi se sent protégé pour l’avenir : « Les plus grands perdants au plan financier, avec le projet de loi, seront les spécialistes. »
Gynécologue-obstétricien, la soixantaine tout juste franchie, le Dr Reiss le sait bien, qui, déjà, se plaint de la fonte de ses honoraires ces dix dernières années. « Je suis passé de 15-20, à 25-30 patientes par jour. Mes charges sont de 60 000 dollars par mois, hors impôts. Certains mois, mon infirmière gagne plus que moi! »« Le système est mauvais, dénonce l’accoucheur, car les médecins ne sont pas assez remboursés ». À titre indicatif, un obstétricien empoche en moyenne 3 000 dollars par accouchement (lequel coûte, tout compris, 20 000 dollars). « Les médecins sont les oubliés de la réforme, déplore le Dr Reiss. Nous sommes faiblement représentés. Le lobby des avocats est bien plus fort. Trop d’argent est en jeu ».
DEMAIN, RENCONTRE AVEC LA RESPONSABLE D’UN CENTRE DE SANTÉ COMMUNAUTAIRE
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