Mise à l'écart, dénigrement, esprit de clan, pressions

À l'hôpital, la parole des médecins harcelés se libère

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Publié le 15/12/2016
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Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

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Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

Le 17 décembre 2015, le Pr Jean-Louis Mégnien, cardiologue de 54 ans, mettait fin à ses jours en se défenestrant du 7e étage de l'hôpital européen Georges-Pompidou (AP-HP). Un an plus tard, l'association qui porte son nom, créée par trois PU-PH, se réunit demain pour lui rendre hommage et attirer l'attention sur le harcèlement à l'hôpital.

Si le tabou perdure souvent dans le secret des établissements, les médecins et personnels hospitaliers victimes de harcèlement osent de plus en plus dévoiler leur souffrance, comme en témoignent les dizaines de témoignages collectés par l'association Mégnien (voir interview).

Les médecins « harcelés » qui ont accepté de raconter leur douloureuse expérience au « Quotidien » sont praticiens hospitaliers, PU-PH ou chefs de service. Certains sont chirurgiens, d'autres publient beaucoup. Tous ont de l'expérience. Nombre d'entre eux ne comprennent toujours pas pourquoi ils ont fait l'objet de harcèlement, parfois une décennie après les faits. 

Loi des petits chefs

Ce spécialiste du CHU d'Amiens a porté plainte contre son établissement pour harcèlement moral (et contestation de l'éviction de sa chefferie de service). Quatre ans et 15 000 euros de frais d'avocat plus tard, il est toujours salarié du CHU mais n'a ni ordinateur ni bureau. Il n'enseigne plus. « Tout le monde est d'accord pour qu'on vous vire », « vos assistants sont meilleurs que vous », « vous êtes une greffe qui n'a pas pris au CHU », s'est-il entendu dire alors qu'on l'accusait de « manquer de communication » pour justifier ce qu'il nomme une « cabale ». Après avoir été débouté au tribunal administratif, il se dit condamné « à faire profil bas » en attendant la retraite ou l'issue de son procès au pénal et en appel.

Ancien d'Amiens, le Pr Alain Le Blanche a lui aussi vécu « une campagne de dénigrement » dans ce même hôpital. Poussé au départ, il dit avoir été « incité au suicide » par l'ancienne administration. Aujourd'hui radiologue à Pontoise, il témoigne pour faire bouger les lignes contre « la loi des petits chefs ». En tout, 18 salariés du CHU d'Amiens ont alerté l'association Mégnien. 18 cas dont l'établissement – qui a fait de la qualité de vie et de la souffrance au travail un domaine « prioritaire » – a assuré au « Quotidien » « ne pas [avoir] eu connaissance ».

Vie bousillée

Dans un autre hôpital dans le rouge, ce chirurgien a été confronté à « un esprit de clan », où chefs de pôle et administratifs ont imposé une forte pression budgétaire aux médecins les moins « rentables ». Des années plus tard, le professionnel n'a toujours pas digéré qu'on lui retire ponctuellement le droit d'opérer – « pour me tenir » –, qu'on le prive de secrétaire ou qu'on « mette sur la touche » un confrère qui refusait des pratiques médicales « discutables » réclamées par la direction. « Je me suis barré », raconte-t-il. Sa spécialité en tension et son âge le lui permettaient.

Ce n'est pas le cas de cette PU-PH biologiste sur le point de porter plainte contre ceux qui ont « bousillé [s]a vie ». Après quatre années de harcèlement, elle a « totalement craqué ». Arrêt maladie, antidépresseurs. « On m'a isolée, puis accusée de harcèlement puis on a sorti du chapeau la rentabilité pour justifier la suppression de mon service », raconte-elle d'une voix monocorde. Comme beaucoup de professionnels en souffrance, elle n'entrait pas dans le moule local et venait d'ailleurs.

On prend des médicaments

Si de nombreux médecins citent spontanément la loi Bachelot comme le terreau favorable au harcèlement, d'autres dénoncent les comportements « sadiques », « vicieux » que seul le désir de domination d'autrui semble expliquer.

Opposé à un chef de service « pas très investi mais affamé de pouvoir » à l'hôpital d'Avignon, cet infectiologue explique avoir été écarté des congrès et exclu des staffs pour avoir « mis en danger l'autorité de [s]on chef ». « Il m'a proposé d'aller régler ça sur les rives de la Durance dans l'espoir que je lui en colle une et que je me fasse virer », se souvient le médecin, qui est resté dix ans dans le même établissement. Ni les autorités sanitaires, ni la direction, ni même ses confrères n'ont aidé à son exfiltration, finalement réussie à la faveur d'une candidature libre et d'un bon CV.Dans une autre région, cinq médecins ont porté plainte contre leur directeur « qui prend plaisir à faire souffrir les gens », aux dires de deux d'entre eux. La décision de justice est imminente. « En attendant, conclut un troisième, on a tous peur de faire des conneries et on prend tous des médicaments ».
 

 

Anne Bayle-Iniguez

Source : Le Quotidien du médecin: 9543