« En arrivant un peu en retard à un cours, je me suis fait siffler par tout l’amphi », énonce calmement Camille*, en quatrième année à la faculté de médecine de Rouen. Charlotte, dans les murs depuis trois ans, ne compte plus « les remarques sur ses tenues » et raconte « se sentir parfois comme un bout de viande ». Myriam, maintenant externe : « Si tu es une meuf et que tu chopes trop, on va te traiter de salope. Ce ne sont pas que les étudiants. Les filles aussi reproduisent ces attitudes. Parfois, les réflexions sexistes sortent de la bouche des professeurs ».
Parmi la dizaine de témoignages d’étudiantes que nous avons collectés, pas un ne fait tache. Toutes décrivent le même sexisme pesant dans les amphithéâtres de l'UFR de santé. Remarques déplacées, simulations d'actes sexuels et ou images pornographiques incessamment partagées dans les groupes facebooks des promotions : les micro-agressions décrites s'inspirent généralement du même registre. Des blagues grivoises, surtout, qui poussent parfois les étudiantes à faire évoluer leurs attitudes. "J'ai arrêté les jupes", confesse Charlotte. Une autre étudiante : « J'ai couché avec plusieurs mecs pendant la deuxième année et je me suis fait clairement cataloguer fille facile. J'évite de draguer en soirée maintenant ». Elle nuance. « Il ne faut pas exagérer. Le sexisme n’est pas permanent. Mais ce n'est pas pour autant exceptionnel. »
Un problème d’ampleur
Dans un UFR où plus des deux tiers des étudiants sont des femmes, le phénomène étonne. Difficile d'en prendre la réelle mesure. Sollicitée par mail et par téléphone, la corporation de médecine de Rouen, association étudiante de référence sur le campus, indique ne pas avoir « été contactée par ses étudiants à ce sujet-là » bien qu'y étant « attentifs ». « Quelles que soient les promotions, il y a clairement une ambiance ultra-sexualisée », avance Vincent, étudiant en cinquième année qui considère que les cas que nous évoquions sont quotidiens. Laura porte la même analyse. « Les réflexions sexuelles et les critiques sexistes, c'est récurrent. C'est une conséquence de l'environnement médical. Le rapport au corps est particulier et les limites ne sont pas les mêmes qu'ailleurs. Et puis, les responsables dans les facultés sont très souvent des hommes. »
L'étudiante pointe aussi l'ambiance estudiantine et l'esprit carabin, souvent "une excuse pour avoir des comportements sexistes". « Les soirées, c'est clairement pour boire et baiser », assène de son côté Myriam. Dans les événements organisés cette année par une association du campus, une soirée « Tigresse », une autre « Blanc moulant » ou une dernière « SM ». Sur les visuels vantant l’événement une femme - parfois accompagné d'un homme - en petite tenue. « Chacun, à l'échelle individuelle, refuse de s'exprimer et d'être marginalisé par peur de casser l'ambiance, reprend Vincent. Mais je suis persuadé que la majorité des étudiants ne sont pas en accord avec cette vision de l'esprit carabin ». Durant notre enquête, l'ensemble des étudiantes interviewées ont posé l'anonymat comme condition préalable à tout entretien.
« On ne peut pas tout faire »
« Cela remonte à la nuit de temps », estime de son côté Pierre Freger, doyen de la faculté de médecine de Rouen. Joint par téléphone, il reconnaît l'existence d'un « machisme ordinaire » mais tient à rassurer : la faculté ne tolère aucun débordement. Ces dernières années, plusieurs dispositifs mis en place pour prévenir les situations les plus graves - comme le harcèlement, notamment un dispositif pointu de suivi des stages. Quant au sexisme ordinaire… « On essaie de travailler sur ces questions-là, précise le professeur d'université, notamment en développant l'ouverture, la bienveillance et l'esprit confraternel ». Il cite, entre autres, la soirée des humanités qui met en avant les associations humanitaires du campus. Rien de plus spécifique. « La nature humaine est là, l'éducation des parents est là, se désole le doyen. À notre échelle, on ne peut pas tout faire ».
Reste une question, récurrente dans la bouche des étudiants interrogés. Ce machiste serait-elle le terreau de ce que vivent les internes une fois à l'hôpital ? Le doyen élude. Vincent y voit un lien, Laura une conséquence direct. « Les hommes sexistes s’habituent à agir en toute impunité et les femmes à ne rien dire. » Au-delà du cas particulier Rouennais, l'enquête publiée par l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI) en novembre dernier offre des informations précieuses sur l'étendue du phénomène du sexisme quotidien subi par les internes. 60 % des femmes interrogées par le syndicat déclaraient vivre le sexisme ordinaire. 8,6 % d’entre elles se disaient victimes de harcèlement.
*A leur demande, les prénoms des étudiants ont été modifiés
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