La culture néolibérale, qui imprègne en Occident les esprits des experts et des politiques, de gauche à droite, conduit à « gérer les hôpitaux comme des entreprises »; cela signifie, traduit Edgar Morin, « traiter les patients comme des marchandises » et aboutit à « des désastres humains et sanitaires ». Il y a plus de dix ans déjà, sur le terrain, des acteurs de la santé dénonçaient ce détournement d'objectifs. Ils déploraient que la loi votée en 2009, sous Nicolas Sarkozy, les obligeait à « gérer le chiffre d'affaires et non la santé des patients ».
La Covid dramatise cela. Les réductions de personnels, l'organisation bureaucratique, la fermeture, continue depuis une décennie, des lits dans la majorité des pays occidentaux, empêchent d'opérer des milliers de personnes gravement malades. Avec des conséquences lourdes, même pour des maladies bénignes négligées des mois durant. D'où ce constat, fait en décembre à l'hôpital Necker : « 60% de patients ont été annulés dans les quinze jours qui viennent pour des raisons de personnel insuffisant ». D'autant que le numerus clausus qui limite en France depuis un demi-siècle le nombre de médecins, heureusement aboli l'an dernier, a élargi les déserts médicaux.
« Les patients sont traités comme des marchandises » également dans nombre d'établissements pour personnes âgées. Il est grave que ce soit un livre - merci Victor Castanet - et non un rapport officiel qui l'ait révélé. Mais la nationalisation des Ehpad privés, suggérée par certains, ne résoudrait pas le problème puisque nombre d'établissements hospitaliers publics n'offrent pas des conditions d'accueil et de convalescence convenables, faute d'empathie et en raison des économies imposées par une gestion budgétaire myope.
Des soignants à la merci des gestionnaires
Aussi, 1376 professeurs et médecins parisiens ont-ils lancé (fin décembre dans Le Monde) un cri d'alarme: en raison des réformes successives, « les soignants sont de plus en plus souvent contraints de refuser des soins médicaux et chirurgicaux, dont certains sont pourtant urgents et vitaux. » Les 1376 dénoncent l'obsession comptable d'une « bureaucratie (...) en perpétuelle extension » dans les hôpitaux où « les managers présents dans toutes les strates inutiles multiplient tracasseries, réunions, rapports sans intérêt, procédures irrationnelles, demandes abusives, commissions et sous-commissions à propos de n’importe quel sujet. » Les soignants vont « perdre bientôt autant de temps à justifier ce que l’on a fait que de consacrer du temps à le faire ».
Il y a deux ans, le Centre hospitalier (CHRU) de Nancy estimait que les tâches administratives des médecins occupaient jusqu'à 30% du temps de ses médecins. La bureaucratie détourne une partie des médecins de la médecine : 20 % des personnels administratifs sont en France classés soignants mais s'occupent uniquement de l'administration. Serge Besanger, de l'ESCE (École supérieure du commerce extérieur), fait ce constat et conclut qu'il y a « à la fois trop de postes administratifs, déclarés ou non en tant que tels, et trop de tâches administratives déléguées au personnel soignant et coûtant trop cher ».
De même, François Ecalle, ancien de la Cour des comptes, regrette des rémunérations trop faibles et une « répartition des emplois hospitaliers » ne correspondant « pas assez aux besoins ». Il y avait en 2018 un tiers de non-soignants dans les effectifs hospitaliers en France au lieu d'un quart en Allemagne, Italie, Espagne. Et « plus de 20% des actes médicaux sont inutiles dans les hôpitaux, souvent du fait d’une mauvaise coordination avec la médecine de ville qui conduit, par exemple, à faire deux fois les mêmes examens ».
Auditionné au Sénat le 4 janvier, Michaël Peyromaure, urologue à l’hôpital Cochin, résumait l'emprise bureaucratique : « les soignants sont désormais à la merci des gestionnaires qui imposent toutes les règles, jusqu’à s’immiscer dans les types de soins ». Il dénonce là le travers majeur des grandes organisations. Le manque, la médiocrité des relations transversales dégradent inévitablement l'intelligence collective potentielle, comme viennent de l'expliquer 30 auteurs [ Processus et transversalité(s). Vers un nouveau management. Ed. Afnor, 2022.]. Pas de relations fécondes sans respect mutuel. Or, témoignait au Sénat Stéphane Velut, neurochirurgien au CHU de Tours, « nous ne sommes plus considérés, même plus écoutés par notre hiérarchie administrative. » Nos bureaucrates ignorent les dégâts du manque de respect réciproque déjà décrits en 1989 par Hervé Sérieyx dans Zéro mépris. A la veille du Ségur de la santé, Stéphane Velut avait désigné le problème majeur : « pour réformer l'hôpital, il faut faire confiance aux gens de terrain. »
Une démonstration nous vient des Pays-Bas. L'association Buurtzorg a été créée par Jos de Blok, infirmier choqué par la façon dont de grands organismes géraient les soins à domicile. Les coûts étaient comprimés par le recours à de basses qualifications mais alourdis par une excessive bureaucratie. Buurtzorg est passé de six infirmières en 2006 à quelques 10 000, réparties en près de mille équipes autogérées, s'occupant de 65 000 patients. Au bout de cinq ans, le principe appliqué, faire confiance aux personnels et aux malades, réduisait de 40% le temps passé par malade et de 30% les demandes d’admissions aux urgences pour les patients suivis. L'administration centrale n'occupe que 8% des effectifs contre un quart d'ordinaire. D'où des économies estimées à 40% par Ernst & Young en 2009 pour le système de santé néerlandais, et une satisfaction très élevée chez les travailleurs et les patients. Du gagnant-gagnant pour toutes les parties prenantes.
L'innovation technique bloquée par la culture
A l'inverse, les systèmes basés sur la méfiance entravent l'exploitation de l'innovation technologique. C'est ainsi qu'à la différence de l'industrie et des armées, les hôpitaux ne peuvent encore exploiter vraiment les jumeaux numériques. Ces « doubles virtuels d’un système complexe, hôpital, organe, ou encore une zone de conflit », explique Sandra Bertezene du CNAM, permettraient aux professionnels d'un hôpital, en simulant plusieurs hypothèses, « d’anticiper et de se préparer aux nouvelles situations possibles en agissant sur l’organisation. » Cela éviterait « de perdre du temps à réguler les dysfonctionnements et à agir dans une inconfortable précipitation ». Mais cela supposerait « le rapprochement des sphères gestionnaire, soignante et technique afin de chercher à comprendre ensemble les situations, les objectifs fixés, les résultats obtenus en fonction d’un contexte donné ». Impossible vu les cloisonnements bureaucratiques et l'ignorance du principe de subsidiarité, déplore la professeure.
Les facteurs clefs d'une efficace exploitation des progrès techniques sont donc bien culturels. Une démonstration pratique a été apportée au Centre Anticancéreux de Nancy par un spécialiste en lean management, Bertrand Picard. Les femmes craignant d'avoir une tumeur attendaient trois semaines leur rendez-vous. Le personnel du Centre se sentait surmené. Il a suffi de faire dialoguer pendant quelques semaines médecins, infirmières, administratifs pour que les rendez-vous soient obtenus en trois jours dès le premier appel; celui-ci ne dure que 4 minutes en moyenne au lieu de souvent 40. Tous les professionnels du Centre, agissant enfin de concert, apprécient de travailler dans la détente et de façon utile pour les patientes.
Bertrand Picard a répété cette démonstration à Lyon. L'essentiel se situe donc bien au niveau des relations entre personnes. Pour que chacun respecte et comprenne l'autre, l'empathie constitue la ressource essentielle. La majorité des décideurs va-t-elle enfin le découvrir?
Ce texte est dérivé d'une contribution publiée par la revue Futuribles
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