« Là ce qu’il faut comprendre c’est que ce n’est pas qu’une question de moyens, c’est une question d’organisation ». Cette phrase d’Emmanuel Macron prononcée le 6 octobre 2020 à l’hôpital Rothschild en pleine crise sanitaire face aux soignants épuisés n’a pas suscité de commentaires. Elle résume pourtant l’esprit du nouveau libéralisme qui affecte en douceur depuis la fin des années 1980 l’hôpital public, institution respectée des Français et dont les acteurs se pensaient, à tort, sanctuarisés.
Cette crise aura moins aggravé les conséquences d’une politique âgée de 40 ans qu’elle ne l’aura révélée au public et aux hospitaliers s’imaginant jusqu’alors épargnés par les lois du marché. La question est de comprendre comment nous en sommes arrivés à ce constat criant : le nombre de soignants qui démissionnent, changent de métiers, augmente de mois en mois – les bureaucrates, eux, restent et prolifèrent, convaincus qu’un chef de bord vaut deux rameurs (tandis qu’il en coûte trois).
Exaspérés par le discours décliniste sur l’hôpital public et sous le charme des vertus du management censé guérir l’asphyxie du système, les directeurs d’hôpitaux sont inquiets mais ils y croient encore. Il ne s’agit donc plus de savoir comment alléger la bureaucratie hospitalière devenue le bras armé d’une politique guidée par la rentabilité, mais de comprendre en quoi elle restera enracinée jusqu’à sa propre extinction par la liquidation du service public qu’elle est censée servir.
Il faut remonter au problème de la croissance des dépenses de santé après les trente glorieuses pour retracer le chemin qui a conduit à la crise actuelle d’une particulière gravité. Depuis la fin des années 1970, les gouvernements successifs actaient l’échec des réformes visant à réduire le déficit croissant de la Sécurité Sociale (déplafonnement des cotisations patronales, CSG, transferts sur les complémentaires, budget global, PMSI, T2A, ONDAM, etc.) [1], quand, à la même période, s’imposait, dans le monde de l’entreprise, le New Public Management, fondé sur la culture du résultat. Cette culture portée par la philosophie du nouveau libéralisme part du postulat que le démos, parasité de biais cognitifs, est par essence irrationnel. Cette irrationalité impose que soit canalisé le laisser-faire [2] a fortiori dans le monde du travail, d’où le recours aux consultants.
L’hôpital, trop coûteux, n’en fut pas épargné. À cet égard, les premiers mots de la déclaration du président – « là ce qu’il faut comprendre » – sont éloquents car laissent entendre que les soignants eux-mêmes à qui il s’adressait ne disposent pas des outils intellectuels suffisants pour saisir leur propre situation et qu’il était temps, par cette organisation, d’injecter de la rationalité dans tout ça – la même qu’il tenta de diffuser durant la crise via Mac Kinsey et la BVA Nudge Unit [3].
Par « organisation », il faut bien sûr entendre techniques de management telles qu’enseignées dans nombre d’écoles occidentales (leur modèle : la Harvard Business School) et qui ont fini par déteindre sur les écoles de santé publique avec la certitude qu’elles résoudraient ce qu’aucune politique n’était parvenue à résoudre. Bonne ou mauvaise intention, peu importe.
Perte de sens
Cette conviction a en tout cas conduit à une augmentation du nombre des bureaucrates, elle-même responsable d’une multiplication des réunions, procédures et paperasses avec la constante intention d’anéantir le principe de subsidiarité tout en usant d’un langage déréalisant [4]. Mais surtout, en faisant passer ce mode de direction (pour faire plus avec moins) du privé au public, les dirigeants de l’institution hospitalière ne furent plus seulement comptables du bon accomplissement de leur mission d’intérêt général (soigner) mais devinrent essentiellement comptables de leur comptabilité.
Or, comme l’analyse Alain Supiot [5], si dans une institution au seul service d’une œuvre collective, la hiérarchie s’impose à tous car guidée par cette œuvre, et si la dignité de chaque fonction n’y est pas entamée par la subordination à ses supérieurs car eux aussi sont tenus par la même mission, dès lors que dirigeants et soignants sont animés par des objectifs différents, leurs liens de subordination finissent par affecter la mission d’intérêt général elle-même. Ainsi s’explique que nombre de soignants quittent leur fonction parce qu’ils ne savent plus pourquoi ils travaillent ou bien parce qu’ils ne se sentent plus estimés.
On comprend que cette perte de sens et d’estime ne puisse être sauvée par une augmentation de salaire. La preuve : en accordant à l’argent une valeur qu’il n’a pas, le Ségur n’a rien sauvé. Il ne faut donc pas seulement voir dans la bureaucratisation la seule expression d’un libéralisme qui liquide lentement l’hôpital public mais bien le symptôme de sa désinstitutionnalisation témoignant d’une volonté politique de ne plus faire de l’offre de soins un bien commun, les soins étant devenus une manne financière – un jour, des hôpitaux seront cotés en Bourse. Le problème est donc moins de débureaucratiser l’Hôpital que d’en refaire une Institution au service de tous ; alors nombre de bureaucrates rejoindraient d’eux-mêmes d’autres entités où les choses de la vie passent après les chiffres.
[1] Clément Carbonnier et Bruno Palier, Stratégie de croissance et asphyxie des services publics de protection sociale, AOC, 9 juin 2022
[2] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019
[3] Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, Recherche, Education, Tracts Gallimard, 2021
[4] Julien Vernaudon, Le poison de la langue managériale dans l’hôpital public, LVSL, 19 avril 2022
[5] Alain Supiot, La désinstitutionnalisation de l’entreprise, cours au Collège de France, 15 décembre 2017
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