LE QUOTIDIEN : Faut-il avoir été malade pour être un bon soignant ?
Pr PASCAL HAMMEL : Non, il me paraît faux de dire qu’un médecin qui n’a jamais été malade est incapable de comprendre ses patients, et heureusement ! C’est même dangereux de penser de cette manière. Généralement, les malades qui avancent cet argument sont souvent au cœur d’une relation insatisfaisante ou tendue avec leur médecin. Dans mon expérience personnelle, j’ai constaté que ce sont plus souvent des personnes atteintes de pathologies chroniques bénignes – et non de cancer – qui, lorsqu’elles passent par des phases difficiles, mettent parfois en avant cette inégalité face à la maladie.
La médecine a besoin de soignants jeunes et en pleine forme, pleins d’énergie et porteurs d’espoir. Il faut qu’ils soient capables d’être en empathie avec une intelligence projective qui les pousse à « s’imaginer à la place du patient » sans forcement l’avoir été eux-mêmes. Et pour cela, il faudrait que nos jeunes médecins soient dotés de bonté, du sens de l’écoute et de compassion, des qualités acquises grâce à une éducation, une formation intellectuelle, des choix spirituels et l’enseignement de leurs aînés. Ces qualités procèdent d’une longue maturation individuelle mais aussi d’une certaine aptitude naturelle.
Comment avez-vous vécu le fait d’être à la fois un médecin et un malade ?
Se mettre dans la peau d’un malade s’apprend progressivement. Au début, les rôles de médecin et malade s’entremêlent. Il faut d’abord rassurer l’entourage alors qu’on souhaiterait soi-même l’être. Il faut faire un effort de communication et expliquer aux autres qui ne sont pas médecins… tout ça parce qu’on reste supposé savoir plus que les autres.
Les proches non soignants, en effet, vous voient toujours comme une référence et la découverte du cancer les renvoie à leur propre histoire, leurs liens affectifs avec vous, leurs angoisses… C’est parfois impudique ou inutile, parfois désagréable… Il faut savoir mettre à part sa propre angoisse et s’adapter à celle des autres… de tous les autres.
Comment qualifieriez-vous vous contacts avec vos confrères soignants ou collègues de travail tout au long de votre maladie ?
Aborder un collègue malade est un exercice acrobatique et psychologiquement assez délicat. L’optimise de rigueur, le « tout ira bien » n’est pas de mise. Car le médecin malade a déjà une représentation souvent assez nette de l’envers du décor.
Je dois dire que la plupart de mes collègues ont eu une attitude irréprochable avec moi. Ils ont su trouver les mots, qui à défaut d’être toujours justes étaient rarement inappropriés.
J’ai ressenti de la maladresse non intentionnelle chez de rares collègues qui tenaient des propos froids, cliniques et détachés sur le risque de souffrances ou de complications du traitement. Pour moi c’est comme annoncer un jour de noces aux mariés : « Vous avez une chance sur deux de divorcer » ou à une femme enceinte « les déchirures du périnée, c’est fréquent à l’accouchement ».
J’ai aussi été marqué par certaines difficultés liées la perte de revenus à la suite de mon arrêt. Trois ans après la reprise de mon travail, un médecin-conseil d’une assurance professionnelle de médecins m’a annoncé, sans ménagement, qu’il n’était plus possible d’assurer mes gardes car « la chimio ça abîme quand même l’organisme, et même si vous êtes guéri, il faut bien qu’on en tienne compte… ».
Pensez-vous qu’être soignant de soignant requière des qualités particulières ?
Le premier contact avec le médecin référent pèse lourd, très lourd. Ce praticien a en face de lui un confrère qui nourrit son imaginaire et ses inquiétudes de ses connaissances livresques et de l’expérience acquise dans son exercice professionnel.
Depuis que j’ai repris le travail, je vérifie régulièrement qu’il est bien délicat de s’occuper de confrères atteints de cancer. Bien que j’en aie soigné des dizaines au cours de ma carrière, je me sens maintenant un peu plus à même de comprendre certains de leurs angoisses spécifiques et la position bien particulière que leur confère leur profession dans leur analyse de la situation. Mais je ne serai jamais complètement à l’abri d’éventuelles erreurs d’appréciation concernant leur souhait d’être plus ou moins impliqués dans les décisions thérapeutiques, ou la nature des informations qu’ils souhaitent réellement avoir – et peuvent entendre – quant à l’évolution de leur maladie et aux chances réelles de guérison.
Qu’est ce qui change dans une vie de médecin après la maladie ?
Le médecin-malade est souvent ambivalent : lorsqu’il reprend son travail, il souhaite avant tout un droit à l’oubli. Un droit à pouvoir travailler comme les autres sans compassion, sans statut particulier. Mais durant les premiers mois après la reprise, il souhaiterait aussi, sans pouvoir le dire, qu’on tienne un peu compte de son passé récent de malade, que ses confrères n’oublient pas qu’il peut être plus fatigable, anxieux, parfois distant…
Il me semble évident que le médecin qui a été malade progresse dans la perception des petites et grandes angoisses de ses patients. J’ai progressé aussi dans mon rapport personnel à la médecine en perdant ce sentiment d’invulnérabilité qu’on peut ressentir quand on est un jeune médecin. Je n’ai pas l’impression d’avoir fondamentalement modifié mon approche des patients, mais prends plus de temps pour leur expliquer les modalités thérapeutiques et les effets secondaires, et j’insiste sur l’importance de « se faire plaisir » en ayant des activités agréables et une alimentation attrayante, de continuer à vivre pendant la maladie, en somme.
Je prends aussi plus de temps, en tant qu’enseignant, pour sensibiliser les étudiants quant à la manière d’aborder un patient atteint d’une maladie grave. Cette mission me paraît tout aussi noble que de leur apprendre à interpréter un bilan sanguin ou un scanner. Je les incite à observer le comportement des soignants expérimentés. Ce sont des choses qui ne s’apprennent pas dans les livres.
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