La crise sanitaire a vu l’irruption de la santé publique auprès du plus grand nombre. Il y a quelques mois, le CCNE a publié l’avis 137 "Éthique et santé publique". Pourquoi la dimension éthique est primordiale dans la notion de santé publique ?
Pr Régis Aubry : Le fondement de la santé publique est éthique. Elle repose sur la justice : l’équité, l’égalité d’accès aux soins, etc. Une autre notion essentielle est celle de la participation citoyenne. C’est vraiment la santé du public et par le citoyen. Cela va de la prévention primaire jusqu’aux solidarités en fin de vie, en passant par un champ qui n’est pas réduit à la dimension sanitaire et hospitalière de la santé mais une vision holistique dans ses aspects sociaux. C’est l’équilibre des individus qui est visé par la santé publique.
Quels questionnements éthiques a soulevé cette crise sanitaire ?
Pr R. A. : Cette crise a mis en avant une tension de nature éthique entre le respect de la personne dans sa singularité, ses libertés et une vision collective de la santé. Nous l’avons vu, des mesures dites de santé publique ont pu être perçues, voire être, liberticides sur le plan individuel. Et cela a créé une forme de contestation. Certaines personnes n’ont pas compris ni adhéré à des mesures qui contrevenaient à leur espace de liberté. Il y a même eu des sous-populations qui ont questionné l’intérêt d’une approche collective. Par exemple, la mise à mal de la santé des jeunes par des mesures de rupture sociale et relationnelle a amené certains à interroger l’intérêt de mesures collectives pour protéger une autre sous-population, celle des personnes âgées polypathologiques ou des personnes atteintes de maladies graves. La crise a aussi mis en avant un élément majeur : l’absence d’anticipation, qui a généré un péril incroyable. Il y a des années que l’on savait qu’une telle crise pouvait arriver. Il y a eu une absence de prévention, d’anticipation.
Santé publique signifie-t-elle forcément mesures collectives, ou au contraire des actions spécifiques peuvent-elles être menées à destination de certains groupes ?
Pr R. A. : Dans cette crise, nous nous sommes rendu compte que des mesures populationnelles générales pouvaient aggraver des inégalités sociales ou créer des nouvelles sources de souffrance. Par exemple, au motif de protéger tout le monde, l’application trop stricte de mesures de confinement chez des personnes qui, déjà, se trouvaient un peu confinées, les résidents d’Ehpad, a entraîné une rupture des liens sociaux qui sont parfois vitaux. Au nom de leur protection, on peut nuire aux personnes elles-mêmes. La santé publique ne peut être qu’éthique, elle doit mesurer le bénéfice et le risque, les avantages et les inconvénients, etc.
Face à ces enjeux éthiques, nous étions dans une temporalité de crise. Comment est-il possible de concilier les deux ?
Pr R. A. : C’est très complexe. Peut-être que le déficit le plus grave de la gestion de cette crise sanitaire a été l’insuffisance de consultation citoyenne. On voit bien qu’il n’y a pas de bonne réponse. Et s’il n’y avait pas eu de priorisation de choix collectifs, il y aurait une catastrophe sanitaire bien plus importante. Mais force est de constater que ces mesures n’ont pas tout le temps été comprises. Cette consultation est d’autant plus importante que la santé publique s’est dotée d’instances de débat public : la conférence nationale de santé (CNS), les conférences régionales de la santé et de l’autonomie (CRSA)… Toutes ces associations ont été consultées quand c’était fini, ce qui a créé une forme de suspicion. Que signifie une organisation politique de santé publique qui se dote d’instances démocratiques et qui ne les mobilise pas lorsqu’il y a péril ? Il y a eu une faille à ce niveau-là. Ce qui a probablement contribué à aggraver la crise de confiance.
Les soignants, eux aussi, ont été confrontés à des questionnements éthiques pendant cette crise…
Pr R. A. : Cette crise a aussi révélé qu’un des outils de la santé publique, le système de santé, était en péril. Le départ relativement important de soignants, cette crise morale, sont probablement liés au fait qu’il y a eu un manque de respect des hommes. Le système de santé est une entreprise particulière qui fonctionne en prenant appui uniquement sur des hommes et soigne uniquement des hommes. Un système de santé embarqué dans des enjeux néolibéraux de performance et de rentabilité a amené à supprimer des pans entiers non rentables au niveau économique de ce que soigner veut dire : l’accompagnement, l’écoute, la communication, le sens du soin. Et tout ceci s’est accumulé au fil des années et a été aggravé par la crise sanitaire. Chez les usagers également, il y a une crise de la confiance dans le système de soins. Il y a eu une rupture. Il faut peut-être le voir comme une occasion de repenser les fondements éthiques du système de santé.
L’obligation vaccinale des soignants est-elle une mesure qui se justifie principalement par impératif éthique ?
Pr R. A. : L’obligation vaccinale s’impose, selon moi, car c’est une action de santé publique, une obligation morale. Se protéger soi mais surtout limiter le risque de contamination d’autrui, c’est dans la définition même du soin. Une obligation vaccinale devrait s’imposer sans qu’il y ait besoin de contraintes. Cela fait longtemps que les soignants interrogent ces obligations : le fait de se sentir obligé est quelque chose qui génère de la méfiance. Il y a eu une volonté de convaincre au départ, mais cela n’a pas suffi, probablement parce que la mesure de la crise de confiance n’a pas été prise. Finalement, ce n’est pas vis-à-vis du vaccin que la protestation est majoritaire mais vis-à-vis de l’obligation. Et c’est une question que doit poser la santé publique : peut-elle procéder par la contrainte ou l’interdit ? Elle le peut peut-être, mais au terme d’une approche très didactique, pédagogique. Cela se construit collectivement.
Selon vous, le CCNE a-t-il été assez audible pendant cette crise sanitaire ?
Pr R. A. : La difficulté d’une instance comme le CCNE est de réagir dans l’urgence. La réflexion éthique nécessite du temps et du recul. Nous n’avons plus travaillé sous forme d’avis mais nous avons produit un certain nombre de bulletins qui permettaient d’alerter sur des questions de nature éthique. Nous avons beaucoup collaboré avec les espaces de réflexion éthique régionaux qui avaient organisé des cellules de soutien sur le terrain pendant la crise. Elles ont permis la remontée de questions autour de la fin de vie, du vaccin, etc.
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